Pierre Campion : Mesurer la démesure ?
Mis en ligne le 19 février 2012.
Mesurer la démesure ?Ultra. Courir un monde sans limiteÀ Madame Yvonne Quemener. Voici le deuxième volume de la série Ultra. Courir un monde sans limite. Le premier est paru en 2006[1]. Parce qu'ils évoquent, au plus près, des expériences de passage à la limite, ces livres éveillent un monde de références et de réflexions. Une cultureGrand format, abondamment illustrés de photos et de dessins, l'un et l'autre exaltent les courses de grand fond, telles qu'elles se multiplient depuis une quarantaine d'années dans le monde entier. Ils sont l'expression d'une culture — qui réunit aussi des non-pratiquants — et ils évoquent le thème central de cette culture : « un monde à part dans la course à pied », l'expérience physique et intellectuelle, mentale et morale des trajets de l'extrême, que l'on appelle les grands trails. Au-delà du marathon, toute une gamme d'épreuves, certaines si difficiles qu'à peine quelques concurrents les terminent. Depuis Jacques Horteig (22 juillet 1872, des Eaux-Bonnes à Pau par le Pic du Ger, l'Arcizette et le Pic du Midi d'Ossau : 98 km en 18h40') et la première transcontinentale (Los Angeles-New York, 1928), cette culture a ses figures, inconnues des profanes, celles d'hommes plutôt que de femmes : Kristin « Krissy » Moehl et Edith Bercés, Kilian Jornet, Marco Olmo, Dawa Dachhiri Sherpa… Elle a ses épreuves types (le 24-heures, le 100-kilomètres, la course d'étapes au jour le jour à travers un pays ou un continent), ses parcours déjà légendaires (le Tour du Mont Blanc, la Mil Kil, l'Himal Race, The Barkley Marathons, le Marathon des Sables…), et sa fiction culte : le film de Robert Zemekis, Forrest Gump avec Tom Hanks (1994). Ses itinéraires sont des poèmes de noms : « Nant, Saint-Guiral, Dourbies, Le Suquet, Mont Aigoual, Trèves, Revens et Cantobre », et les trois arrivées possibles de la Nove Colli : le Barbotto, Ponte Uso, Cesenatico, ou encore le tracé de l'Himal Race 2010 « entre le Mont Kaïlash (Tibet) et l'Annapurna Base Camp (Népal), en passant par Shey Gompa (Dolpo) ». De même l'énumération des cinq grands 24-heures : « la Badwater aux États-Unis, la Sakura-Michi au Japon, le Spartathlon en Grèce, l'Ultra Balaton en Hongrie et la Nove Colli en Italie ». Les scènes de ce théâtre gigantesque sont les montagnes (l'Himalaya, l'arc alpin de la Slovénie à Monaco, les Pyrénées, le mont Cameroun…), les déserts (Death Valley, le Sud marocain), les routes et les villes de France, d'Italie ou du Japon. Chacun de ces parcours a son histoire, dont on raconte ici les plus marquantes ; certains déjà n'existent plus que dans les mémoires et il s'en crée chaque année. La Terre interprétée dans les termes de ces aventures. Courir le monde, au sens ancien des voyageurs et des aventuriers, mais aussi au sens d'un verbe qui traiterait le monde comme l'objet même de la course à pied — son régime, en tous les sens du mot : politique et social, médical, grammatical… —, et le coureur, impersonnellement, comme le sujet absolu de cet infinitif. Un sujet pourtant perdu dans ce monde, en un monde immense qui déborde tout courir. Le théâtre de la démesureDepuis les anciens Grecs, qu'elle se fasse jour entre les côtés du carré et entre le cercle et son rayon, ou bien sur la scène entre les hommes et les dieux, ou dans l'Histoire entre les hommes, la disproportion — la démesure — défie la pensée : il n'y a pas de raison dans la démesure. Il n'y a pas de rapport entre le coureur des grands trails et les paysages immenses dans lesquels il court. La démesure ne s'analyse ni ne se transpose : elle refuse toute réduction de la chose à une autre chose et toute résolution par quelque formule claire et distincte. Elle ne se décrit pas non plus, elle ne se raconte ni de l'extérieur (par quelque narrateur omniscient) ni de l'intérieur, par quelque poète épique. Même à travers la parole de ceux et celles qui l'ont vécue, il en échappe toujours quelque chose aux mots lyriques ou ordinaires du témoignage. Comme d'autres énigmes, on ne peut que la désigner, telle quelle en quelque sorte, au gré de ses apparitions multiples et chaque fois singulières. Récemment, le narrateur de L'Art français de la guerre regrettait de ne pas avoir les talents et les pouvoirs du peintre et, naguère, Jean-Philippe Domecq a montré, notamment dans son Robespierre derniers temps, que la littérature ne peut aborder l'énigme du corps social et de son histoire qu'en s'inspirant du cinéma ou de l'acupuncture, c'est-à-dire en mettant son intuition, ses moyens et son style à la pure disposition de ses mouvements et de ses humeurs[2]. Cependant… La démesure se laisse mettre en scène, peindre, chanter — par exemple par Bïa, la chanteuse plusieurs fois citée dans ces pages. Ici, elle se laisse dessiner et photographier. Rendre présente la démesureNoirs profonds et nuances de gris, allégées, investies et rongées de blanc, plus dramatiques encore que les photos, les encres d'Arnaud Sauveplane collent aux corps et à leurs mouvements. En elles se manifestent, sans se résoudre, les violences de la course imprimées fugitivement dans les muscles et le visage, dans toute la stature et dans les blocs mouvants que forment l'homme et le chemin. Quant aux photos d'Yves-Marie Quemener, avec art elles se contentent — pour ainsi parler — de nous mettre en présence de la démesure. Avec une attention et une puissance de réflexion, il ordonne des personnages au sein d'immenses paysages. Bien entendu, les vues de montagnes ou de déserts sont propices à cet exercice rigoureux de décentrement. Mais voilà qu'aux 24-heures de Brive deux coureurs passent devant un grand parking barré de barrières métalliques et vidé de toute voiture pour l'occasion : redressant le béton rayé de ces emplacements, le photographe a fait de cet espace ingrat l'équivalent des déserts verticaux et glacés de l'Himalaya. Brive telle qu'en elle-même, vide de spectateurs, d'applaudissements et déserte de toute grâce, telle que la voit aussi l'un de ses enfants, l'écrivain Pierre Bergounioux[3]. (Le pendant de ce parking, c'est le mur de publicités sous lequel file un coureur au Japon.) Sur une autre route de France, seuls spectateurs, au premier plan, des aulx, des oignons et un paquet de haricots, soigneusement parés au sol pour attirer le chaland, rejettent derrière le coureur et sa route les lignes d'une campagne plate, que limite au loin et vaguement une espèce de falaise ancienne, basse et continue. Cela, joint aux paysages magnifiques de beaucoup des autres photos, signifie aussi que la magnificence comme la banalité de l'immense sont dépourvues de toute pensée à l'égard des petits ou grands personnages qui les traversent, de toute familiarité, et même de tout dédain : l'homme n'est pas la mesure de toutes choses, c'est elles qui le disent. Cependant, la démesure observée entre les coureurs et les paysages renvoie à une autre, celle qui se manifeste par la première, mais dans les personnages eux-mêmes. C'est dans leur projet même que réside ce qu'un penseur de la disproportion de l'homme, Pascal, résumait d'une formule abrupte : « L'homme passe infiniment l'homme[4]. » La course à la limite est un défi lancé à soi-même, en réponse à quelqu'un ou à quelque chose d'autre à trouver en soi : « Avec l'aide de nos jambes et de nos bras, il faut sentir ce que l'on est au fond de nous-même : un animal de plus ou une toute petite partie de la Nature » (Kilian Jornet). L'homme n'est même pas la mesure de lui-même. (En peinture, avec certains paysages du premier XVIIe siècle, dans un tout autre contexte et avec d'autres significations, ne serait-ce pas aussi quelque chose comme cela qui serait suggéré ? Dans une nature immense, profuse et ordonnée, loin de tout, le petit groupe d'Abraham et Isaac, avec ardeur, entame la dernière pente vers le mont du sacrifice et vers une Histoire — Sainte — que le père et l'enfant ne soupçonnent pas encore. Et que nous dit telle scène mythologique minuscule, posée en bas du monde, en laquelle pourtant se joue le sort des rustres qui avaient moqué Latone et ses enfants divins ? Énigmatique transition, les bergers de Lycie s'en retournent à l'inhumanité des grenouilles. Et que veut dire l'effort de ce batelier poussant sur sa perche, petite figure signant à peine, dans une eau paisible et sous le poids léger du monde, une presque imperceptible présence humaine[5] ?) « Mesurer la démesure[6] »Passer outre, telle est la devise de ce que les coureurs et organisateurs appellent l'ultra. Car il y a le passage, la dynamique d'humains qui, seuls ou avec d'autres ou contre d'autres, tendent à un but situé au-delà de leurs pas et par là tentent de mettre un ordre dans ce qui justement, sublime ou trivial, n'a pas de rime ni de raison, d'autre mouvement même que ceux des siècles ou des ères géologiques[7] — auxquels jamais nos courses ni nos vies ne seront adéquates. L'exigence, contre ce qui est : « Je ne cours pas juste pour courir. Le parcours doit avoir un but, une logique, car la course est pour moi un accomplissement[8]. » Dessins ou photos d'efforts, même quand les personnages se réduisent à des figurines : de dos, de face ou de profil, les corps sont tendus, tous les muscles à l'ouvrage. Il sont saisis dans des montées ou des descentes, ils tracent une voie dans des chaos de rochers ou de végétaux, sur les routes ou de nuit ils sont en garde contre des dangers. Les bâtons indiquent le travail des bras, la direction suivie : la géométrie d'une cinétique. L'homme n'est pas la mesure de toutes choses ni même de soi-même, mais il s'y essaie et il s'y emploie : telle est sa condition, impossible, de se laisser traverser par un mouvement orienté. Vers quoi ? Vers un but situé hors-cadre, et que déterminent les capacités morales et physiques actuelles que cet homme se présume à tout instant : peut-être ne finira-t-il pas cette course. Cependant… Ce n'est pas le moindre paradoxe de ces photos et dessins que les humains, seuls ou à quelques-uns, y donnent l'échelle de l'immensité du réel : sans leur présence fugace, on ne saurait pas toujours si tel désert n'est pas un bac à sable ou telle montagne une habile maquette en plâtre. Et puis ceci : la tension entre le coureur et ces espaces énormes, que le coureur lui-même ne saurait voir (il les éprouve de tout son corps), perdu qu'il y est et de toute façon absorbé dans son effort et sa douleur, — cette tension, c'est la création même de la photographie, par le talent du photographe[9]. Un procédé inventé par des hommes fit d'abord imprimer par la chimie, directement ou indirectement sur du papier, les choses et la lumière du monde, puis une autre découverte permit de les décrire, transporter à la vitesse de l'électricité et imprimer en termes numériques sur toutes sortes de supports, tout cela ouvrant aux ressources de l'artiste d'immenses possibilités de représentation : celle des ambiguïtés et des ambivalences des courses (les addictions à l'effort, l'entre-soi de ce monde, la compétition…), des coulisses physiques et morales de ce théâtre, et de l'énigme que constituent ces passages à la limite. Mieux peut-être que les témoignages recueillis auprès des personnages, les photos et encres attestent au vif l'aventure de ces transgressions. Une autre démesure ?Observons d'abord que les textes de Bruno Poirier ne font jamais redondance avec les photos et les encres. En journaliste, il pratique l'économie des images et du texte dans la page. Il fait l'histoire de certaines grandes courses, il recueille les témoignages, il cite des poèmes ou des pensées, par exemple celle du Bouddha : « Il n'y a point de chemin vers le bonheur, le bonheur est le chemin. » Cependant prenons telle photo, par exemple et presque au hasard, l'une de celles qui figurent dans la dernière page du livre : « Christophe Le Saux dans la montée du Gokyo Ri (5 483 m) », dit la légende[10]. Armé de ses bâtons, le coureur progresse au premier plan, de la droite vers la gauche, sur une pente sèche, qui ne paraît pas sévère, pas encore… Mais là, que faisons-nous à présent ? Décrire le paysage et les coureurs ? Nous n'y étions pas et, du reste, cet instant est passé. Le pied droit du personnage, ici légèrement levé, s'est posé puis levé à nouveau, après le gauche, et bien des fois. Et, depuis longtemps, la course est finie, et le coureur est revenu de l'Himalaya… Non, sans l'appui et le secours de la photo elle-même que nous évitons de reproduire à cet écran — nous pouvions demander l'autorisation de la porter dans notre page… —, nous décrivons une photo, cette photo-là, reproduite dans un livre. Autrement dit, nous tentons de représenter un instantané, en son absence, dans le discours développé d'une description. Essayons. Plusieurs plans. Presque au bord inférieur de l'image, le marcheur ; puis, plus haut, une sorte de faille apparemment assez profonde, laquelle laisse voir, derrière elle, à gauche, un sommet plutôt bref et, à droite l'amorce d'une arête, qui tend à se prolonger, en s'incurvant vers la gauche, par un autre sommet. Le premier sommet est de couleur claire, le deuxième appartient à un ensemble sombre, que nous n'avons pas en entier, coupé qu'il est à droite. Entre les deux sommets, un mouvement de terrain, de couleur claire, se portant plus doucement vers le plan suivant. Derrière celui-ci, une nouvelle faille, semble-t-il, laquelle annonce le plan dernier, assez confus, tourmenté, et blanc de neige : vers la droite, trois hauts sommets, inégaux et enneigés. Revenons au premier plan : une ombre courte et légèrement décalée vers sa droite précède l'homme, confirmée par les ombres portées sur elle-même par les plissements de la montagne la plus proche. Sur sa droite, le bâton pousse ; sur sa gauche, il se lève encore en arrière : nous avons dit que le pied droit va attaquer le sol et le gauche le quitter. Continuant ainsi et se donnant un peu de peine, on pourrait dire à peu près l'heure, la saison, et la direction prise par le personnage sur la rose des vents. On irait ainsi longtemps et probablement en pure perte. Reste cette photo, dans le livre, comme le témoin d'un instant où, à la différence de bien d'autres personnages perdus dans de la pierraille ou au danger des camions sur une route, le coureur se détache nettement de ce qui le dépasse, comme un héros de théâtre sur une avant-scène. L'écriture ne rendra jamais la saturation de la photographie. En une fraction de seconde, celle-ci a tout pris et retenu de la scène, et même des détails que la taille de la reproduction ne permet pas de voir et jusqu'à ceux qui, un jour, grâce à des procédés d'analyse perfectionnés, apparaîtront pour la première fois — c'est bien ce qui arrive dans les CD modernes à l'égard des enregistrements anciens de la musique. Des détails matériels, mais aussi une notion des plus abstraites, celle de la démesure instantanément mesurée entre le personnage et le décor, et encore une autre démesure entre le mouvement de l'homme, décomposé à la fraction de seconde, et le développement orogénique de cette chaîne de montagnes, arrêté au même instant mais dans la durée, celle-ci, de plusieurs millions d'années, l'un et l'autre mouvements suspendus un instant. Parce qu'elle fut prise à même les choses et le personnage, la photo nous dit tout ce que nous pourrions savoir d'eux, et plus que n'en savait lui-même le photographe. Comment le développé d'une description écrite rendrait-il évident ce contenu-là ? Le dernier état de la démesure réside dans la différence constatable et insurmontable entre les deux poétiques, de la photographie et de l'écriture, différence qui se mesure en termes de fidélité à l'égard des choses, et qui éclate non pas seulement quand l'une et l'autre se confrontent aux choses mêmes mais quand l'une veut rivaliser avec l'autre[11]. La description n'est ni la mesure de toutes choses, ni la mesure des autres arts de la représentation. Mais ne plaignons pas l'écriture et ne vantons pas la photographie, car nous sommes en présence de ces discontinuités qui signalent la multiplicité des approches, non substituables entre elles, que l'homme exerce à l'égard de ce qui lui échappe de toutes parts, y compris en lui-même. [1] Yves-Marie Quemener et Bruno Poirier, Ultra. Courir dans un monde sans limite, 2006 et 2011, deux tomes, VO2 Diffusion, 12104 Millau Cedex, France. [2] Alexis Jenni : L'Art français de la guerre, Gallimard, 2011, prix Goncourt 2011. Jean-Philippe Domecq : Robespierre derniers temps et La Littérature comme acupuncture, Folio, 2011. La première édition du Robespierre est de 1984. [3] Voir, sur ce site, mon compte rendu des Carnets de notes de Pierre Bergounioux. [4] Pascal, Pensées, fragment 72 dans l'édition Brunschvicg : « Disproportion de l'homme », appelé couramment « Les deux infinis ». Dans Pascal, l'homme est un être qui se réalise pleinement par un passage en Dieu. [5] Domenico Zampieri, dit le Dominiquin, Le Sacrifice d'Abraham, vers 1602, Fort Worth. Filippo Napoletano, Latone et les bergers de Lycie, vers 1624, Bonn. Annibal Carrache, Paysage fluvial, vers 1599, Washington, National Gallery of Art. Images et références dans Nature et idéal. Le Paysage à Rome 1600-1650, Paris, RMN, 2011, respectivement p. 20, page de couverture, p. 158. [6] L'ultra-fondeur Alexandre Forrestieri, cité p. 25. [7] Dans ses dessins de montagnes, Ruskin entend montrer ces mouvements géologiques. [8] Gilles Bertrand, coureur et créateur d'itinéraires, dans le volume 2, p. 46. [9] La montagne n'est pas par elle-même photogénique. Il y faut la technique, le regard et le style du photographe. À ce sujet, voir mon compte rendu du livre de Pierre-Henry-Frangne, Michel Jullien et Philippe Poncet, Alpinisme et photographie 1860-1940, Paris, Les Éditions de l'Amateur, 2006. [10] Cette légende figure, avec d'autres, à la fin du volume et non sous la photo elle-même. [11] Les Anciens appelaient ekphrasis une certaine énergie de la parole ou de l'écriture propre à rendre les choses comme si elles étaient présentes : la photographie et le cinéma ne seraient-ils pas faits pour cela ? Par ce mot d'ekphrasis, les poéticiens contemporains désignent plutôt l'évocation écrite d'un objet artistique. Ils en donnent souvent comme premier exemple la description du bouclier d'Achille dans l'Iliade. En ce sens, avec l'ekphrasis, l'écriture va encore sur le terrain de la peinture ou de la photographie, mais cette fois pour représenter leurs productions par ses moyens propres. |