RETOUR : Coups de cœur

 

Pierre Campion

Compte rendu du roman de Jean-Loup Trassard, Dormance.

Mis en ligne le 27 novembre 2000.

© : Pierre Campion.

Augmenté le 4 janvier 2008 d'une note sur le livre Archéologie des feux de 1993.

Autre compte rendu pour un livre de Jean-Loup Trassard : La Composition du jardin, 2003.

Autre compte rendu pour un roman de Jean-Loup Trassard : La Déménagerie, 2004.

Autre compte rendu pour un livre de Jean-Loup Trassard : Nuisibles, 2005.

Autre compte rendu pour un livre de Jean-Loup Trassard : Conversation avec le taupier, 2007.

Autre compte rendu pour un livre de Jean-Loup Trassard : Sanzaki, 2008.

Note en date du 21 mai 2016 : voir le compte rendu, en date du 16 mai 2016, d'Alain Madeleine-Perdriat sur le site d'Alain Paire.

 

 Jean-Loup TRASSARD, Dormance, roman, Paris, Gallimard, 2000.


De la maison où il est né et où il habite toujours, le narrateur observe depuis plusieurs années les travaux et les jours du petit groupe d’humanité qui hanta ces lieux en premier, au néolithique : voyages, allées et venues, construction d’une habitation, chasses et cueillettes, saisons et intempéries, amours et naissances, dangers…

Sous l’impulsion de Gaur venu d’abord seul ici puis retourné à leur village, ils sont partis à quatre, deux garçons et deux filles, des bords de la rivière que personne n’appelait le Cher ou l’Indre. Évitant presque toute présence humaine, ils ont franchi les eaux si différentes entre elles que nous nommons la Loire et la Mayenne. Les voilà établis non loin de notre rivière Ernée, sur une butte, entre deux ruisseaux, au creux d’une inflexion du terrain. Longtemps enclavé dans les terres de Grise Haie, et presque abandonné des fermiers de La Courtinière, ce rectangle humide est maintenant réuni à la grande pâture qui jouxte la pièce des labours. Les chênes ont été abattus, les talus rasés au bulldozer, la source captée ; mais le familier de ce paysage, qui l’arpente comme naguère sa campagne de Russie, un appareil à la main, repère encore un certain lieu :

Dans le viseur rien, rien d’autre que la répétition d’en haut regarder vers le bas et, clôture franchie, du bas regarder vers le haut, car insatisfaits toujours le désir de saisir l’espace, la nécessité de l’habiter, ou mieux, par les yeux c’est-à-dire par l’intérieur, de modeler mon corps sur la forme qui est là, d’essayer, par maints changements de position, de m’étirer selon la forme dite « vallée », oui, c’est cela que je photographiais.

Tout est écrit ici de la méthode Trassard, paradoxale et subtile : un imaginaire envisagé objectivement ; une sensibilité impliquée suivant la nécessité des choses ; l’actualisation distante du passé.

Son écriture est plus difficile à suivre qu’il n’y paraît d’abord. On s’enfonce dans une langue précise et complexe, savante et presque retorse. Le lexique et les tournures laissent affleurer les mots anciens de cette campagne (plesser, palisser…), qui sont ceux du français du XVIe siècle. On franchit quelque groupe de mots non ponctués, on observe au passage tels accords grammaticaux, on bute sur l’attribution de deux pronoms, on revient sur ses pas dans la phrase, on se prend dans certaine suite de relatives. On fait sans cesse l’effort de traverser la nuit des temps, à la rencontre des êtres humains de ce monde-là, et des événements infimes de leur moment :

C’est dans une terre que je fouille de la plume, terre d’ici mais un peu en dessous, que se révèle, presque à le toucher, le sol que ses sandales effleurent, l’unique surface où, cette année de son arrivée, se posent les pétales, où tombent les coquilles d’œuf, où se couchent les tiges.

Trois niveaux principaux du temps, dont le deuxième fait le joint, indispensable. Par le monde qui déjà, tout récemment, s’est effacé, et justement parce qu’on l’a quitté, on a maintenant accès à la préhistoire et à ce que c’est que son retrait et notre continuation. Trassard appartient à la génération qui, passant une partie de son enfance dans les cinq années de la guerre, connut ainsi, jusqu’au tout début des années cinquante, une vie beaucoup plus proche des modes anciens que du nôtre :

Quand ma mère filait la laine de nos moutons, nous avons essayé de tanner la peau des mâles qui ont dû être tués, mon père avait trouvé de l’alun, et même si l’humidité du climat n’a pas permis à l’opération de réussir, le principe me réjouissait. Nos bougies, parfois remodelées autour d’une ficelle avec la cire tombée à côté de la flamme, et nos lampes à pétrole où la mèche trempait dans un liquide rare, étaient parentes des lampes de l’origine dont la mousse buvait une graisse animale.

Pas vraiment de rupture entre le petit sac fermé par deux lacets noués que Gaur et Muh emportent partout avec eux (un silex, une pyrite de fer, un amadouvier sec) et ce briquet de laiton à essence et molette « qui autrefois rallumait la cigarette qu’une pluie molle éteignait quand [le charretier] marchait auprès des chevaux dans le fumier répandu, fouet posé sur le cou, et s’éraillait la voix, toussait même, à crier contre les juments qui ralentissaient sous le poids du brabant, n’avançaient plus qu’à peine, faisaient éternellement semblant ». Oui, nous sommes encore nombreux à avoir fait l’allée et venue toute une après-midi, recevant les conseils d’une grand-mère accourue aux cris qui portaient à travers champs : « Ne tiasse donc pas après tes chevaux, touche-les du fouet, juste un peu ! », et levant au passage, de la pointe du soc, un nid de guêpes en fin d’été.

Mais, malgré certaines apparences, pas de nostalgie. Ces deux époques ne reviendront pas, elles ne vivent que dans la force de l’imagination, d’une nécessité actuelle, et d’un désir qui se connaît comme tel. Heureux plutôt tous ceux qui auront connu le moment, plutôt rare dans l’histoire des hommes, de transformations si radicales : on ne sort pas tous les jours de l’âge de pierre. Du temps du petit groupe installé ici, l’humanité n’en était plus à ses débuts. Depuis longtemps elle était sortie de la forêt, elle voyageait, elle commerçait, elle connaissait la diversité des langues : forte d’une expérience plusieurs fois millénaire, exercée dès l’enfance à mille travaux, accompagnée de sa chienne domestique, cette famille fonde un nouveau village, plante des graines, les sarcle et les enclôt, cherche à approcher les aurochs du voisinage. Notre dernière modernité, risques et chances, n’existerait pas sans eux, qui savaient déjà faire feu de tout bois.

L’imagination écrivante de Trassard est visuelle. Sauf en rêve une fois, il n’entend pas leur langue ni leurs paroles. Mais, dans son viseur intime, aucun de leurs mouvements ne lui échappe : ils marchent, ils courent ; ils regardent et ils guettent ; ils construisent et ils chassent ; ils cherchent mutuellement leur chaleur en dormant. Tout ce qu’ils font, il le déduit des nécessités immédiates : effacer ses traces, tanner des peaux, barbeler une pointe de flèche, empêcher que le vent ne soulève leur habitation, garantir quelque chaleur pour tout l’hiver, assurer la soudure jusqu’au retour des herbes et des baies, tout cela suppose un nombre limité de gestes et d’outils parfaitement suggérables, une pensée pratique identifiable et à laquelle on peut s’identifier. Car ce qui ne saurait avoir changé, c’est l’attitude des hommes en présence des choses, même si les choses, elles, ont pu changer : faire avec, et s’en affranchir. Mieux, cela s’impose au narrateur :

Mon ouvrage n’est pas celui du romancier qui pose par écrit un personnage, ou plusieurs, les fait aller là où il a prévu et parler pour qu’ils expriment des sentiments utiles à l’intrigue, même s’il feint de croire qu’ils existent ailleurs, c’est-à-dire après le roman, quoiqu’ils ne sachent en prolonger la chute. Je ne comprends pas bien ce qui se passe entre ce jeune homme et moi, entre sa vie, la mienne. Écrire devient le geste d’écarter des branchages pour voir, c’est en rêverie, en questions, en recherche, en idées ou images qui surgissent, pousser une phrase au milieu des embûches, des ratures, qui se fraye un chemin, tel un chien à la chasse, et révèle par fragments, détail précis ou perspective plus large mais floue, une existence dont la mise au jour, plus exactement les parts tirées de l’ombre, m’apprendront peut-être le lien par lequel j’y suis attaché.

Revenons sur la question du langage, où achoppèrent les plus grands philosophes, et bien des cinéastes. On l’a dit : l’auteur en écrit le moins possible. Mais il faut bien nommer les personnages, quelques divinités, des animaux et des outils. Trassard ici suppose un lexique ancien, reconstruit à partir des racines indo-européennes et des suggestions du latin : les divinités ancestrales de Modar et Patr, le mot du feu (c’est un pluriel, puisqu’il y faut plusieurs outils, mais « est-ce Ogni ou Igni? »), celui du loup (« son nom ressemble à "oul" ou "ulk" sans doute »). Il joue aussi sur les termes perdus de la campagne mayennaise, entendons sur l’effet propre d’ébranlement, temps et lieu, qu’ils procurent au lecteur actuel. Ces noms récemment encore prononcés de la keude, le guernieu, ces verbes de frembeuyeu, heurgaureu, ékeugneu, rincieu…, il ne les traduit pas toujours, il les donne à entendre dans le contexte de son récit, il suggère par eux l’éloignement et la proximité d’une langue encore plus ancienne. Ainsi son héros reçut-il son nom, lui que sa mère appela « Gaur ! », dans le moment qu’on immobilisait une vache aurochs pour donner le secours de son lait à l’enfant :

Je me souvenais juste que nous avions une vache autrefois, quand les bêtes portaient des noms et pas des numéros, une normande assez sombre qui s’appelait « La Gaure ». Sans réussir à atteindre la racine du mot, j’ai quand même trouvé qu’en latin gauranis est la couleur fauve d’un cheval ou d’un cerf. Était-ce plus lointainement nom ou surnom de l’aurochs à cause de la crinière sur les épaules du taureau, comme nous appelions capucin le lièvre pour le mantelet brun qui lui marque plus ou moins le dos ? Un linguiste pense que dans un parler antérieur à l’indo-européen même, vache devait se dire gouée (je traduis en lettres courantes, à peu près, l’écriture phonétique utilisée par la science). Le g initial et dur trouverait là une origine. Mieux que ses cheveux châtains, ce lait d’aurochs aura tôt doté l’enfant d’un nom.

Inspiré par le lien métonymique et d’origine qui le rapporte à ces fauves, Gaur entreprend de les apprivoiser, sans savoir ni la chose, ni quelque mot pour la désigner, et encore bien moins la notion et l’avenir de la domestication. Il leur prépare des herbes sèches pour le temps de neige, il rampe jusqu’aux veaux du troupeau pour les imprégner de son odeur, il défend leurs petits contre l’ours, il prépare un enclos pour la première mère qu’ils pourront capturer. À travers ces efforts confus et les semailles que Muh, sa femme, a ménagées à partir des graines apportées du pays lointain de sa mère à elle, le lecteur voit se former l’âge agricole de l’homme, l’effort de la pensée à envisager le futur, la naissance d’une grammaire et d’une temporalité. Un passage sans rupture, inconscient de lui-même : le développement nécessaire des qualités naturelles des humains et de leur journalière activité.

Un passage par lequel survient le malheur. Profitant que les deux hommes chassent l’ours ravisseur d’un veau et à la recherche de la petite moisson qu’ils ne savent pas dissimulée à eux, d’avance, dans le creux d’un arbre, surviennent deux rôdeurs, « deux salauds, dit Gaur. Quel mot assez fort ? Les Latins ensuite ont pu dire sordes, qui a donné sordide ». Ils sèment la dévastation, terrorisent Souaou et les enfants, enlèvent et tuent Muh (ou préféra-t-elle mourir en leur échappant ?). Gaur en tirera vengeance, les piégera comme sangliers, les abandonnera encavés dans un trou de rivière ; mais l’âge heureux est clos.

Ce passage final arrête longtemps le lecteur. Sa longue familiarité avec les quatre adultes, la naissance des enfants, la méticulosité fascinante des gestes décomposés phrase par phrase, la paix immobile à l’ombre de tous les dangers, tout cela fait qu’il se refuse d’abord à lire le récit de l’agression. « Gaur Pek Muh Souaou, tout à la peau de l’ours, n’ont rien vu. J’ai l’impression de les trahir. » Et nous, d’être trahi ? Le narrateur, le temps de quelques pages, s’est risqué à épouser le point de vue des agresseurs. Pire même, n’aurait-il pas préparé de loin cette chute fabriquée pour les besoins de la narration ? Mais il proteste, ou c’est plutôt l’auteur, qui sait qu’il sera mis en cause :

Je peux le déclarer tout de suite : ce serait une erreur de croire que celui qui se penche vers eux depuis plusieurs années pour essayer de recevoir des images moins effacées de la terre, moins envolées de l’air, qu’on ne le pense et pour en reconstruire non leur histoire, mais leur présence, de croire que celui-là, narrateur, par souci d’en finir introduit de brusques événements, pour casser le fil quotidien des travaux, des chasses, des saisons ! En fait, l’annonce m’en est venue très tôt. J’ai eu l’idée du récit un certain quinze janvier, étincelle mentale surgie je ne sais d’où, inscrite en moins d’une ligne. Et ce que j’appelle les événements m’ont été connus dès le mois de novembre suivant, après quoi j’ai noté à mesure, dix années, avant de commencer d’écrire.

De cette archéologie du malheur, seules répondent l’archéologie du récit, et la solidité imaginative de l’intuition.

Bien sûr, quand on entend Gaur et Pek frapper sur la tête des pieux, on pense au « premier qui ayant enclos un terrain, s’avisa de dire, ceci est à moi… », on se rappelle que la recherche de Rousseau ne peut pas ne pas passer par l’invention de fictions… Mais on n’est pas dans Rousseau : Dormance est un roman ; la portée philosophique, si elle existe, naît des images et s’absorbe en elles. Surtout Trassard ne cherche pas l’origine de la propriété ou du langage, ni à fonder par là, ultérieurement, le projet d’une société véritablement humaine ; ici la société, familiale et rurale, existe depuis longtemps, depuis toujours. Non, c’est une intuition purement narrative, originaire et synthétique, un sujet simple comme dit Gracq, une idée née d’une exigence actuelle et impliquant de manière organique le moment ancien : l’écrivain cherche les gestes d’un changement parmi d’autres, d’un changement analogue au nôtre, qui eut son lieu dans les campagnes mêmes de notre révolution tranquille, le changement que les préhistoriens par lui lus et consultés appellent la révolution néolithique. La perfectibilité (oui, là, cette fois, c’est bien Rousseau, mais sans la notion…) est dans la nature des humains, c’est la beauté obscure de ce qu’ils sont, c’est leur malheur et c’est leur bonheur : « Dans la farine, il y a du temps, lunes et lunes d’attente, de soins, il n’y en a point dans le gibier qu’un chasseur vient de prendre, ou si peu. La récolte du champ les étonne toujours. Ils la protègent des animaux mais aussi des voleurs que Gaur, en se taisant, et peut-être Pek, plus taciturne encore, craignent lorsqu’ils touchent le blé, même s’ils sont émerveillés, là se manifeste quelque chose d’inconnu, de fragile, ou plutôt qui les rend fragiles. »

Aucune leçon explicitement développée. Celle-ci pourtant est évidente, forte des forces de la seule fiction : vivons, dans notre moment, le développement qui nous rend fragiles nous aussi : avec le même courage et la même innocence que les quatre adultes et les trois enfants de ce rêve prégnant. Trassard vient à une morale de notre temps, mais par l’exigence intime de son roman. Ce qui l’occupe jusqu’à l’obsession, c’est la question de l’avenir. Mais ni l’avenir ni la question ne lui font peur.

Pierre Campion

 

 


Note sur Jean-Loup TRASSARD, Archéologie des feux, texte et photographies de l'auteur, Cognac, Le temps qu'il fait, 1993. (4 janvier 2008)

Sept ans avant Dormance, Trassard écrit nommément une archéologie de la Mayenne ancienne. Considérée comme une seule et même période désormais enfouie, l'époque qui court des tout premiers agriculteurs jusqu'à la disparition récente de leur civilisation est photographiée en son abandon, analysée en ses vestiges, reconstituée à partir des indices recueillis çà et là et jusque dans ces maisons de retraites qui sont autant d'hypogées offerts aux hypothèses des fouilleurs.

Crèches vides, hangars béant aux intempéries, outils perdus dans les coins… En ces photos, pas une âme qui vive, d'homme ou d'animal et, sur l'une d'elles, les torchons qui pendent à une ligne signifient aussi bien une fuite inopinée. Dans une prose précise, l'archéologue interroge les débris des bâtiments, les dimensions des échelles et les douelles de tonneaux à cidre, les cendres des feux allumés par ceux qui furent les derniers habitants et les ferrailles avec le reste jetées aux flambées par des êtres qui savaient que ça ne brûlerait pas.

(De fait et par position d'archéologue, l'auteur a pris acte de cet abandon. Il n'y a pas ici de deuil.)

Entre autres questions posées dans la perspective rigoureuse et naïve d'une science toute de conjecture et d'écriture : Comment les chats et chiens vivaient-ils au foyer des humains ? Comment des hommes tellement attachés au sol s'en élevaient-ils, si peu que ce fût, pour atteindre les nids des oiseaux et leurs greniers ? De quelles graines se nourrissaient-ils et comment recueillies, conservées d'un an sur l'autre, ressemées et améliorées ? De quelles chaussures taillées dans quel bois garnissaient-ils leurs pieds pour arpenter la boue ou le sec des sentiers, quitte à les prendre en mains au besoin de faire vinaigre ?

Et surtout : pourquoi si brusquement (aussi précipitamment que celle des Anasazi d'Arizona, se dira le lecteur) s'est effondrée cette culture, mots et choses, sur elle-même ? Il faut bien supposer que l'homme de l'Ernée avait cessé de croire.




Sur Jean-Loup Trassard, voir L'Écriture du bocage : sur les chemins de Jean-Loup Trassard, Textes réunis et entretien par Arlette Bouloumié, Centre d'Études et de Recherches sur l'Imaginaire, Écriture et Cultures, Presses de l'Université d'Angers, 2000.


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