RETOUR : Coups de cœur

 

Pierre Campion

Compte rendu du roman de Jean-Loup Trassard, La Déménagerie.

© : Pierre Campion.

Mis en ligne le 18 mai 2004.

Autre compte rendu pour un roman de Jean-Loup Trassard : Dormance, 2000.

Autre compte rendu pour un livre de Jean-Loup Trassard : La Composition du jardin, 2003.

Autre compte rendu pour un livre de Jean-Loup Trassard : Nuisibles, 2005.

Autre compte rendu pour un livre de Jean-Loup Trassard : Conversation avec le taupier, 2007.


Jean-Loup Trassard, La Déménagerie, roman, Gallimard, 2004, 310 pages.


Une épopée rustique

Au gâs Georges.

Sous la couverture blanche de Gallimard, et même sous la signature de Jean-Loup Trassard, on n'attendait pas forcément l'aventure de cette famille d'agriculteurs mayennais dans les années quarante du XXe siècle. Certes nous avions déjà pu lire, entre autres livres, sous sa plume et dans la même collection, des espèces de géorgiques du Bas-Maine (Nous sommes le sang de cette génisse, 1995) et les aventures néolithiques des premiers habitants d'un certain paysage de la Mayenne (Dormance, 2000). Et puis l'inspiration de Trassard tourne presque toujours autour de son pré carré (de son lieu natal et jamais vraiment quitté, sauf pour aller visiter les « campagnes de Russie »), au point même qu'il a pu écrire, par exemple, la merveille qu'est son Inventaire des outils à main dans une ferme (Le Temps qu'il fait, 1981). Mais cette fois, malgré les apparences, le défi est encore plus grand : comment porter dans la littérature le quotidien et notamment la langue et la parole d'une population jugée habituellement comme plutôt fruste, à travers la seule circonstance d'un déménagement d'une ferme à une autre ?

Bien sûr, il y eut Faulkner et, maintenant il y a Richard Millet. Mais la manière et l'ambition de Trassard furent toujours différentes : celles de dresser un hommage à des humains qui vivaient et travaillaient à l'écart des paysages médiatisés[1], de consacrer la stèle d'un roman à leur mesure, un monument discret qui, selon l'étymologie de ce mot, nous avertisse que viennent de s'achever sous nos yeux plusieurs millénaires du travail humain. En ce sens, la famille Fourboué et ses alliés et voisins répondent au petit groupe de Dormance : les uns et les autres sont des agriculteurs qui adhèrent à un sol et le travaillent à la main pour subsister ; les uns arrivaient de l'est pour se fixer dans les lieux d'où les autres s'en retournent vers l'est, pour inaugurer un âge absolument différent. Les uns et les autres sans le savoir.

Pas de nostalgie !

C'étaient, les uns et les autres, des agriculteurs et des éleveurs, au sens où les archéologues emploient ces mots. Non pas des paysans : car, sauf erreur de ma part, ce mot ne survient ici qu'une seule fois (« un petit paysan comme les autres », p. 74), selon l'emploi plus ou moins désintéressé dont en usent à l'égard de ces gens-là ceux qui ne sont pas de leur monde. Eux, ils se pensent et ils sont cultivateurs : propriétaires (rarement), fermiers plus souvent, métayers surtout : statutairement, ils sont de moitié avec leur bourgeois pour les charges et les produits de la ferme.

Les travaux de Trassard avaient commencé bien avant la vogue actuelle de la paysannerie et en somme assez peu de temps après que Mendras eut constaté la fin de la notion, et de la chose[2]. Comme l'était le sociologue maintenant disparu, l'écrivain est manifestement peu enclin aux abus de l'une et de l'autre, sur lesquels vivent d'habiles manipulateurs et une opinion complaisante.

Je ne sais pas ce que Trassard pense de tout cela en tant qu'homme privé, mais chacun peut constater que ses livres ne concèdent pas à la nostalgie. Ils décrivent très bien la peine des hommes, « l'excès de fatigue et l'usure à quoi sont contraintes les populations du travail manuel[3] », le travail des femmes et des enfants, les journées d'été interminables et le froid humide de l'hiver, l'inconfort parfois extrême de l'habitation, les maladies mal soignées, l'exploitation de la famille par les propriétaires, par les experts auxquels les deux parties doivent s'en remettre, et par elle-même. Et, comme on va le voir, le récit se réjouit, jusque dans ses images, à raconter le développement heureux d'un homme et des siens.

Et puis aussi, et puis surtout, Trassard est beaucoup trop à son écriture et à ce présent singulier des écrivains — singulièrement prenant — pour demeurer en complaisance avec le passé. Car les écrivains, fussent-ils requis par le temps perdu, travaillent à l'invention d'un livre et non pas aux regrets : même du passé on n'écrit jamais qu'au présent.

Lui, son écriture se concentre présentement sur deux obligations, qui ne se remplissent que par le travail de la plume (construire un récit, filer des images, manier les mots et la syntaxe…) : les deux valeurs croisées de l'exactitude et de la ferveur, croisées là où le réalisme documentaire prend le nom de la fidélité. Né, ayant travaillé et vivant à la marge de ce monde disparu, c'est cela qu'il lui doit : un réalisme qui ne soit ni de Balzac, ni de Zola — ni de Proust — mais de notre époque, en tant que celle-ci reconnaît quelque dette à l'égard du travail réel de tous ceux qui créèrent et cultivèrent les champs de ce coin de la Mayenne — et de la France —, pendant des millénaires. (L'idée de la dette importe aussi à Richard Millet, mais celui-ci la remplit autrement, et c'est à ses morts qu'il se doit[4].)

En route vers l'est

Le noyau narratif du récit, c'est un déménagement (cette « déménagerie », selon le grand-père maternel du narrateur, p. 255). La famille de « chez Fourboué » quitte sa ferme moyenne de La Hougerie en Mayenne (dix-sept hectares, après la vente d'une prairie par le propriétaire) pour la grande ferme de La Mézangerie (cinquante hectares), à cent dix kilomètres de là, dans la Sarthe, à douze kilomètres du Mans.

Après mainte réflexion, la chose a été décidée et tout le monde va prendre la route et/ou le chemin de fer pour ce nouvel établissement prometteur. Tout le monde, c'est :

      Victor et Marguerite, le père et la mère ;

      leurs sept enfants, et le commis, « le gâs Côme », sourd et muet ;

      les juments et poulains, dont Victor est déjà fou ;

      les bovins et autres animaux de ferme, sans oublier les chattes et le chien, tous êtres qui vivent plutôt sous la juridiction de Marguerite ;

      les meubles et ustensiles de la maison et le matériel de la ferme, gros, moyen, petit…

Il y faudra diverses caravanes, composées et mises en route par le patron et qui mobiliseront voisins, amis et parents. Parmi ceux-ci, un ami particulièrement, qui travaille à un métier un peu indéfini tout en menant une petite ferme et qui conduira, dans le convoi principal, la troisième charrette sur les cinq et, sur cette charrette, son fils, le narrateur, dix ans à l'époque.

C'est une opération de logistique, qui rencontre comme de juste des aléas et notamment la mauvaise volonté du sortant de La Mézangerie, laquelle créera un décalage dans le temps et, par contrecoup, de grosses difficultés et une brouille définitive avec le remplaçant de Victor à La Hougerie. Cette opération complexe durera au total plusieurs mois puisque, commencée vers le 20 avril 1941 avec le départ des laitières par la route et par le train et continuée par les envois différés des jeunes bovins et des pouliches, elle ne s'achèvera qu'au mois d'août par le battage sur l'aire de la Hougerie du blé de la ferme, le grain revenant selon le code rural à Victor et la paille à Jarrier, son remplaçant.

C'est une opération de légende, dont le sens et la beauté apparaissent le mieux avec le convoi du 26 avril[5]. S'avance en pays bientôt inconnu ce théâtre ambulant et ménagerie de cirque, cette espèce d'arche de Noé sur roues, cette procession digne des migrations bibliques, ce convoi de pionniers qui, lui, s'en va vers l'Est. Sur les cinq charrettes à limons et à deux grandes roues cerclées de fer et peintes en bleu : le mobilier, toutes sortes d'objets de culture, des animaux et les bonnes gens. Elles sont équipées comme pour porter le foin ou les gerbes : à chaque bout du long plateau, inclinées l'une vers l'avant et l'autre vers l'arrière, deux hautes structures de bois à claire voie ; entre les roues, de chaque côté, une autre structure, plus basse, qui permet de tasser en long blé ou foin dans l'entre-deux puis, parvenu au-dessus des roues, de poser en large les rangs de gerbes ou les fourchées de foin de l'avant de la charrette à l'arrière, la charretée entière débordant ses cadres et devenant de plus en plus longue et de plus en plus haute. Ainsi de juin à août roulent à cahots des chargements dans les chemins : accrochant çà et là aux basses branches des arbres des brins de luzerne sèche ou quelques fétus de paille, et laissant parfois filer une partie mal assurée de la cargaison (mais justement, jamais ne dépouchent les charretées de Victor, construites par Marguerite, laquelle sans doute voyage ensuite assise au sommet, évitant les feuillages, majestueuse et visible seulement des oiseaux ou des personnes qui regardent tout cela d'assez loin)… Ainsi les cinq charrettes du déménagement principal des Fourboué, chacune chargée avec méthode, attelée de deux juments et conduite par un homme de confiance[6], et dûment assurée de cordes, dûment rautée, dirais-je.

Nous, dans le même français de l'Ouest, mais imprégné de l'expérience des marins nos voisins, nous appelions gréement toute manière de disposer les accessoires d'une charrette selon l'usage à en faire : avec quatre cases pleines et basses, pour les betteraves, le sable ou les cailloux ; sans rien et planche centrale ôtée pour, assis à l'avant du côté gauche et jambes pendantes, et conduisant son cheval avec des guides, bien calé et rauté le tonneau de cidre, le voiturer jusqu'à tel café de la ville ; et dispositif identique à celui des Mayennais pour fenaisons et moissons. Suivant la même métaphore, nous gréyions les chevaux de tout l'équipage ad hoc. (Un peu frêle à quatorze ans, vous vous avancez portant à bout de bras le lourd collier de labour. En sage personne, Corbeau se le laisse passer au cou, mais Colmar le fait filer à terre juste en baissant la tête avant que vous ayez pu lui trousser la queue avec la croupière, et Raton, cheval de flèche et mauvaise tête, pourrait bien au passage vous pincer le bras d'un petit coup de dents.) Même : chaque famille, mariant l'un de ses enfants, devait le ou la gréyer en ferme, si possible de bons animaux et matériel plutôt que, honte sur nous, d'une vache tarie, d'un cheval borgne et d'une vieille charrette !

Dépaysement

De La Hougerie à La Mézangerie, on passe à la lumière électrique et à une autre mesure de l'espace (Marguerite, le premier soir : « Une belle ferme sûrement et voilà qu'elle se trouvait dedans, mais à vrai dire elle ne savait pas trop où elle était, où s'arrêtait la terre, où était le village ? », p. 137), de l'ardoise aux toits de tuiles, d'une certaine froidure du temps et des caractères à une autre météorologie, à un autre air[7], sous un autre ciel :

« J'ai ouï dire que là-bas le temps serait moins rude que chez nous… » Peut-être bien que le gars Victor, qui déjà riait si facilement, aurait moins de misère dans la Sarthe, eux restaient avec la boue des chemins, le fumier à égailler sous la pluie, le brabant à tourner en fin de raie dans leurs champs devenus trop courts, avec des fonds de prairies si mouillés qu'il y avait où s'enliser… Voilà, Victor, ne partagerait plus le même ciel ! (p. 149-150).

Passer de la Mayenne dans la Sarthe, c'est aussi apprendre des mots et varier la langue de l'Ouest telle qu'en elle-même :

Entre nos deux « causements », il n'y a quelquefois qu'une légère variation : récier au lieu de rincier chez nous pour manger à quatre heures, baner au lieu de bener, pleurer, guermir au lieu de guerger, écraser. […] D'autres mots découverts dans la bouche des gars de La Mézangerie m'amusaient, par exemple tandiment au lieu de pendant, ou brabaner pour labourer, alitiérer, étendre de la paille fraîche à l'étable… (p. 270).

En fait, c'est changer de monde[8] :

Ma plus surprenante remarque — je m'intéressais déjà beaucoup aux fleurs des champs — fut que si les talus mayennais étaient tapissés de primevères, ceux de la Sarthe n'en nourrissaient aucune mais étaient fleuris de « coucous », plante que la botanique nomme « primevère officinale ». Elles sont parentes, mais tandis que la primevère, jaune pâle, est de faible parfum, le coucou — grappe sur une seule tige de plusieurs fleurs tombant comme clochettes — a des pétales d'un jaune très chaud et un parfum d'abricot mûr. Je regrettais que ce remplacement ne m'ait paru définitif qu'au bout de quelques kilomètres, je n'avais pu inscrire le point exact d'une ligne de partage ! Quand les charrettes se sont arrêtées, j'ai sauté le fossé pour grimper contre le talus et ramasser vite un bouquet que j'espérais offrir à ma mère, ainsi l'entrée en Sarthe eut odeur de coucou (p. 125-126).

Ô les odeurs spéciales du sol de Méséglise et celles de Guermantes, et la ligne idéale qui séparait les deux côtés chez Proust ! Dans l'univers de la mémoire et dans les livres qui le décrivent, les terres réelles et les départements appris à l'école depuis cent cinquante ans se distinguent à jamais, séparés par les traits invisibles et insaisissables que tracent entre eux notre pensée ou le décret de la Convention : on sait bien qu'on a radicalement et organiquement changé de monde, mais le moment et le point de ce changement nous auront échappé nécessairement, par construction[9].

Dans cette nouvelle vie, nos métayers de la Mayenne n'ont pas changé de statut au regard de la loi mais, chose bien plus décisive, on les appelle désormais, tout comme leurs voisins Maître Legreton ou Maître Thirel, et d'abord à leur stupéfaction, « Maît'Fourboué » et « Maîtresse Fourboué ». Cependant ils se font vite à cette dignité toute neuve, si bien que, l'âge de ses enfants aidant et l'aisance venue au bout d'un certain temps, vers la fin des années quarante « Victor n'avait pas cinquante ans et grâce à tous ces bras il vivait déjà, au moins par moments, comme un patriarche » (p. 261).

C'est bien, en effet, le monde pastoral de l'Ancien Testament, c'est aussi comme une odyssée qui aurait son Ulysse avisé et souriant en la personne de Victor, son Télémaque en celle de son fils Victor, sa Pénélope inlassable en celle de Marguerite ; mais il n'y a pas de prétendants et il ne s'agit pas d'un retour dans la patrie. Car le véritable objet du récit, ce serait plutôt les travaux et les jours selon Hésiode, rendus visibles et racontables à travers les déplacements des corps et de la pensée qu'opère cette odyssée rustique, juste avant qu'une agriculture absolument nouvelle ne les efface définitivement. En fait, c'est vers cette ère nouvelle que Victor Fourboué envoyait sa famille en avant de lui pendant qu'il réglait tout à La Hougerie, comme pour effacer derrière lui toute trace. Sans le savoir, il était le prophète d'un monde qu'il aura eu le temps de voir venir avant de « passer d' l'aut' côté », dans la maison où Marguerite et lui se sont retirés, et où il se fait porter pour mourir dans son lit, après une attaque cérébrale reçue au milieu de ses poulains : « chui ti ben ici ! » (p. 230). C'est la dernière parole, notée dans le récit comme en passant, du héros qui n'a fait qu'un voyage en sa vie, de cent dix kilomètres, à la rencontre d'une révolution silencieuse.

Cette mort passe presque inaperçue dans le récit. Nous sommes vers la fin des années soixante : ne travaillant plus nulle part, les juments sont maintenant la passion d'un retraité, elles qui déjà dévoraient une trop importante proportion de la grande ferme : « Beaucoup d'avoine pour ses sapristi de juments, et pour les étalons », comme le dira Marguerite au narrateur, bien après la mort de son mari (p. 284).

L'Histoire et la légende

1944. Pour les cultivateurs de la Sarthe et de la Mayenne, c'est l'année d'une sécheresse ; pour les enfants qui l'ont vécu à la campagne, c'est le souvenir d'un été inoubliable. Pour les habitants de La Mézangerie, c'est le bombardement du Mans, tout près, éclairant de nuit toute la ferme. Ils ont hébergé un moment des garçons qui se présentent comme des résistants. Et puis, toujours aussi avisé et efficace dans le geste, toujours aussi simplement naturel, à la barbe des Allemands notre Ulysse a caché trois aviateurs américains sous un tas de paille vite fourcheyé avec ses fils, et aidé ainsi à les sauver. Le tout a duré à peine vingt-quatre heures, qui lui vaudront à lui un diplôme « signé avec la griffe du général Eisenhower », et à nous le mot de la fin : « […] je savais bien que le voyage des cinq charrettes avait quelque chose d'américain ! »

Même si ce dénouement, eût-il son répondant dans la réalité, ne convainc pas complètement, il souligne un aspect décisif du dépaysement que produit le roman. Loin de toute espèce de ce pittoresque qui captive facilement notre époque dans la période de l'Occupation, il restitue cet arrière-fond des Trente Glorieuses qui, peu de temps avant que le pays et au premier chef son agriculture ne plongent dans l'hypermodernité, nous avait ramenés en plein XIXe siècle et même plus haut à certains égards. Ce qui accompagne le voyage des cinq charrettes au printemps de 1941, ce n'est pas seulement quelques avions, c'est le froid exceptionnel de ces hivers-là (« Noël, janvier ou février, pendant tous les hivers de guerre, nous en avons [de neige] toujours été fournis », p. 209), la faim des villes, les restrictions, les réquisitions des Allemands et du « Ravitaillement » et les ruses des campagnes à les éviter, le manque de tout : de ficelle pour lier les gerbes, d'essence pour battre, de clous pour clouer, de chaux et de ciment pour entretenir les bâtiments de ferme, d'engrais pour fumer les terres.

Les routes sont désertes, les chaussées sont trouées de nids-de-poule. Grands et petits chemins sont blancs de poussière aux pieds des chemineaux comme au temps de Verlaine et Rimbaud et comme dans les premières photos. On voit des faucheurs à la faux comme dans Victor Hugo, et des manèges à chevaux en prise avec des batteuses d'un autre âge… Oui ! nous avons vu l'Ancien avant le tout neuf et, sans être aveuglés par les brillances du nouveau, nous ne laisserons personne dire que c'était le bel âge du monde.

Cette expédition et ce roman en somme heureux s'enlèvent donc sur le fond du malheur : quand ils voyagent avec leurs bêtes de Port-Brillet à La Guerche dans deux wagons à bestiaux, Victor père et fils ne savent pas tout leur bonheur :

Oui, on est obligé aujourd'hui d'y penser : quelle chance ils avaient tous deux de voyager dans ce train champêtre avec leurs vaches, quand d'autres, chargés en hiver, n'avaient même pas trop vu, tellement entassés, la plaine blanche de l'Allemagne, puis de la Pologne… (p . 72).

Tout ce tableau se retire à nos yeux dans le passé, si loin de nous maintenant, si près aussi, pas assez lointain pour être vraiment de l'Histoire, trop suranné pour ne pas appartenir à nos légendes.

Sous le regard d'un enfant

À distance réglée, quelqu'un regarde et raconte. Ce narrateur écrit — il parle, il écrit comme il parle ! —, de nos jours. Autour de lui, il consulte ou il a récemment consulté ses médiateurs : Marguerite, retirée, et décédée maintenant ; Victor, le fils de Victor, et ses anciens voisins Auguste et Maria Jouvin de La Pillardais ; les lettres que Victor père envoya de La Mézangerie à son père à lui ; et puis surtout ses propres souvenirs d'enfant, qui vécut ce déménagement et séjourna quelques jours, un peu plus tard, à La Mézangerie.

Quatre modes de la distance et de la solidarité, ni équivalents ni homogènes, mais impliqués et distincts à la fois : celles que la famille du narrateur entretient avec le monde des Fourboué ; celles que les générations entretiennent entre elles, et qui se recomposent au fil du temps ; celles que, sur le moment, un enfant entretient avec le monde des adultes ; celles que le présent entretient avec ce passé-là, maintenant que le moment de la rupture a été dépassé, cette rupture en elle-même inconnaissable comme telle en son temps et inaccessible directement, même actuellement.

Cet enfant fut le premier poète de cette histoire. « Très attiré déjà par l'art du rangement, qui sans doute structure l'esprit » (p. 111), attentif aux paroles et même aux bruits que font les charrettes sur les cailloux et en gémissant de leurs ais, il note sur un carnet les chargements respectifs, il compte et dénomme les personnes, les animaux et les objets, il crayonne mentalement des gestes et des attitudes. C'est un poète des réalités immédiates, il en fait le catalogue comme Homère celui des vaisseaux grecs. Conscient du moment et croyant dès le départ en la légende, il en est le fondateur et le garant, et, gagnant en âge, il l'aura portée jusqu'au moment où, comme narrateur, il en recueillera des témoignages et la racontera :

Alors furent debout au milieu de la cour la vannette qui nettoie le blé par ventilation, descendue du grenier avec peine, le coupe-racines pour râper les betteraves fourragères (voilà une manivelle — mais nous disions la « neuille » — que j'ai beaucoup tournée !), les civières à fumier, la brouette dont les côtés s'enlèvent, souvent appelée « bersoule », la cuve pour échauder le cochon, le billot, portion de tronc sur trois pattes pour débiter la viande quand on pourciaude et trois ou quatre baquets en douelles de châtaignier cerclées de zinc, le moulin à farine et son entonnoir métallique, la meule, sur quatre pattes, elle, dont la pierre circulaire devait être rose, c'est toujours plus ou moins la couleur, le moulard où écraser les pommes avant de les presser, déboulonné son grand entonnoir de bois rectangulaire, et encore la petite charrue pour renchausser les pommes de terre, même la faucheuse entièrement démontée : barre de coupe et scies, transmission, roues de fer, brancards… Pour une fois ces figures familières sortaient des bâtiments, comme appelées là, réunies, et se tenaient campées, pattes écartées, chacune son ombre sur le plat de la cour (p. 88-89).

Les voilà donc en pleine lumière tous ces outils, présents à l'appel de leur nom, accourus de toute la ferme comme au son du clairon, enfin connus chacun et se reconnaissant entre eux, « chaque fonction exposant sa forme, son mécanisme avec lesquels Victor avait souvent affaire, engrenages et manivelle, son usure, même ses réparations ». Mais n'est-ce pas la vocation exacte de la poésie que de rendre évidentes la forme et la fonction humainement signifiantes des choses, des êtres et des événements ?

De même l'enfant aura connu et noté en esprit et en vérité le contenu raisonné de chaque charrette et l'ordre de marche observé entre elles, la manière d'affréter et de composer les wagons, telle scène et même tel geste, croqué en quelques mots : comment en déplacement on abreuve les vaches comme il faut, « seau tendu vers le mufle, à moitié en appui sur le genou » (p. 65), comment, par politesse, « secouer le verre d'un coup sec pour le vider encore mieux avant de le tendre au buveur suivant[10] » (p. 163), comment on observe « le temps de se laver les mains à la pompe en faisant circuler le torchon sans que cessent les conversations » (p. 165). Simples instantanés, mais qui méritaient en effet de gagner la sorte de dignité et de pérennité que confère la littérature, à la faveur d'un événement minuscule qui pourtant remua les fonds d'une vie si ancienne et si proche de sa fin.

L'écriture du parlé

Mais comment restituer dans son vif la langue dans laquelle on parlait[11] ? Depuis Noël du Fail, petit seigneur de Saint-Erblon, qui avait capté un peu de notre français dans sa version du bassin de Rennes, la littérature française n'y avait guère pensé[12].

Comme on l'a déjà vu aux citations précédentes, au fil du récit, Trassard fait œuvre de lexicographe. Au fil de la phrase, il transcrit les mots et indique leur prononciation, il les traduit et définit : déroter, c'est sortir de la voie (p. 59) ; barbeyer, travail de commis, c'est « couper les ronces, les grandes herbes, les branches trop basses, le long des haies » (p. 40) ; crocheté, c'est la position de l'épi qui « tout d'un coup regarde la terre, signe que les graines sont mûres » (p. 198 ; chez nous : cliné). Et puis ce terme polysémique de souil :

Marguerite et Victor ne cessaient de mesurer des yeux, ou mentalement pendant que leurs mains faisaient autre chose, le volume de ce qu'il y aurait à transporter, c'est-à-dire tout, la maisonnée, les outils et le souil (prononcez « soui », couramment il s'agit de balayures, ou de rognures éparpillées, devant celui qui écorce un manche d'outil par exemple, mais en la circonstance le mot désignait d'une façon ironique les petits objets utiles comme seaux, paniers, cordes, baquets) (p. 46-47).

Et remontant à la fois trois siècles ou même des millénaires de la langue et de la vie rustique, il explique par l'étymologie comment on appelle les vers roses destinés à appâter les taupes : « des “âchées”, le mot nous est peut-être resté de asche : “amorce”, au XVIIe siècle » (p. 263), ou comment « Victor n'avait jamais eu affaire “o” la justice (c'est notre vieille expression qui signifie “avec”, sortie du latin >apud après bien des transformations en Gaule romanisée)[13] » (p. 79).

Mais la parole des personnages, son mouvement, son accent et ses inflexions ? Parfois il suffit d'un mot pour authentifier toute une phrase rapportée dans la langue littéraire. Ainsi de Marguerite racontant au narrateur, plus de quarante ans après, l'arrivée de son convoi de charrettes à La Mézangerie, à la tombée de la nuit, et comment elle reconnut le chemin de la ferme, alors qu'elle n'y était venue qu'une seule fois et à la dérobée : par le troupeau que Victor fils, parti devant avec les laitières, avait parqué à son intention dans une prairie à bord de route.

« Ce n'est pas tellement l'allée, mais j'ai reconnu nos vaches. Victor les avait mises en bas pour que je les voie. Alors on a pris l'allée et je continuais à regarder malgré la breune, oui, je les reconnaissais une par une ! » (p. 131).

Qu'est-ce qui appartient à la parole de Marguerite ? Non pas cette négation soignée, ni les finales ouvertes de ces imparfaits telles que nous les disons, ni cette absence d'élisions, ni sans doute ce subjonctif si peu fréquent de Saint-Brieuc au Mans, mais l'expression de « nos vaches » et le mot de « la breune », et le phrasé, et toutes les connotations que portent le phrasé et les mots : l'inquiétude de la patronne installée sur la première charrette, l'instant où elle identifie en bloc les neuf bêtes, la pensée brusque de la prévision et des prévenances de son fils de quinze ans, le geste pour guider la troupe, la montée lente de cette allée qui dissimule encore les bâtiments, le détail tranquillement, à la brune de nuit, de chaque robe, de chaque attitude et de chaque nom. Nos vaches : nous étions chez nous.

En fait il y a dans tout le roman deux phrasés, distincts et impliqués l'un dans l'autre suivant la loi de fidélité dont j'ai parlé : celui des personnages et celui du narrateur à eux obligé. Le parlé des bonnes gens porté dans le parlé du narrateur, telle est la tension qui fait tenir le style dans ce roman.

Et telle est la tension que font régner souvent les grandes œuvres de la littérature : celles de Flaubert, de Proust, de Céline… Comme dans ces œuvres et comme dans celles généralement où travaille l'écriture du parlé, la difficulté dans Trassard réside justement en ceci : que nous ayons à ajuster constamment notre lecture sur ce rythme-là.

Il peut procéder par une sorte de marqueterie. Par exemple ici, pour évoquer la curiosité plus ou moins bienveillante des amis et voisins à l'égard de la nouvelle ferme et les réactions de Marguerite, l'une et les autres dites directement ou au style rapporté :

Parce que Marguerite, forcément, elle aussi se trouvait questionnée, la messe c'était surtout occasion de voir du monde et de faire ses commissions, mais maintenant ce n'était plus qu'aux tickets, leurs commissions étaient vite faites ! Les fermières demandaient la maison. Et tu n'es pas entrée ? « Jeun' n'ai point été à meume, mais les f'nêt' Ôtaient ouvertes, on veuyait bin l'dedans ! » Quand encore c'est dans la commune, mais tout ranger sur des chârtes pour aller si loin, ce n'est pas rien. Elle en convient, mais Marguerite garde son blond sourire (p. 53).

Il peut pousser encore plus loin l'intégration des deux voix, narrative et narrée :

Il fallait au moins cinq charrettes. Victor aurait voulu mettre son frère, l'homme aux grandes mains[14]. Marguerite faisait remarquer qu'il n'avait ni chârte ni juments. On pouvait lui en faire prêter. La chârte sûrement, mais les juments, dis donc… Et puis il faudra qu'il les ramène, comment s'en retournera-t-il à Bais ? De car en car, il ne sera pas rendu le soir. Et sinon qui ? Cela demandait réflexion. Ils auraient bien voulu, les Fourboué, quelqu'un envers qui ils ne seraient pas trop gênés d'avoir une dette, qui prendrait ça, c'était possible, comme une partie de plaisir. Je sais que mon père envisageait ainsi le voyage. Alors aux alentours, ou parmi les copains de Victor ? Il y aurait bien… avant de sombrer entre les plumes obscures leurs deux voix prononçaient des noms (p. 47).

Ce qui va ici, c'est forcément ce style indirect, dit style indirect libre, que connaît La Fontaine et que travailla Flaubert, c'est cet imparfait dont Proust ensuite fit le commentaire[15]. Nous devons nous modeler sur ses inflexions : suivre les tons des deux époux, mimer la légère et tendre ironie que le narrateur exerce à leur égard, admettre l'irruption incongrue du savoir actuel du narrateur dans leur logique (comment donc exactement intervient cette incise « Je sais que mon père envisageait ainsi le voyage » ?), lire et comprendre certaine rupture dans la concordance des temps : « Ils auraient bien voulu, les Fourboué, quelqu'un envers qui ils ne seraient pas trop gênés d'avoir une dette. » Car, trouvant ce « ils ne seraient pas trop gênés » au lieu du « ils n'auraient pas été trop gênés » que ma voix intérieure conjecturait d'après « ils auraient bien voulu », je bronche à passer d'un point de vue dans l'autre ; et si je ne bronche pas, c'est que je ne suis pas à ma lecture et que le livre va me tomber des mains, de ma faute…

Parce qu'ils racontent la quotidienneté des êtres et des choses, les livres de Trassard, comme ça, ont l'air de ceux que l'on prend le soir, quelques pages en passant. Mais il faut être au mieux pour les lire ainsi qu'ils le demandent : c'est oui ou c'est non. Pour moi, c'est oui.

Pierre Campion

 


NOTES

[1] Paysages pour les « dramatiques » de la télé : la Provence, la Bretagne, le Gers maintenant… Il est vrai, cependant, que Hervé Baslé a posé ses caméras dans la campagne moins connue de Vitré.

[2] Henri Mendras, La Fin des paysans, 1967, rééd. Actes Sud, coll. Babel, 1992. La paysannerie est un état social particulier et historique, qui ne se confond ni avec toutes les conditions possibles des humains qui ont travaillé ou travaillent la terre, ni avec un ordre éternel des choses et de la nature. Les positionnements politiques du moment infligent aux notions et à la langue française des manipulations que la science et la littérature ne sauraient cautionner.

[3] Quatrième de couverture de l'Inventaire des outils à main…

[4] Voir, sur ce site, la page consacrée au roman de Richard Millet, Ma vie parmi les ombres.

[5] Trois jours de retard, dus aux atermoiements de Rousseau, le métayer sortant de La Mézangerie. Le terme des baux ruraux est le 23 avril, à la Saint-Georges. Chez, nous, c'est à la Saint-Michel, le 29 septembre. « Chaque pays, chaque mode ! », ce qui n'empêche pas chaque pays de trouver étrange le mode de l'autre.

[6] Voici les noms de ces capitaines de route choisis avec soin et non sans démarches diplomatiques : Henri, le frère de Victor, venu de Bais avec l'attelée d'un client à lui, et ses deux beaux-frères inégalement aimés et traités Émile Chevris et « le gâs Heulot » ; Louis Rouvier, ami très proche de Victor ; enfin le père du narrateur, voisin très présent, à qui on confie une charrette et deux juments de La Hougerie et que l'on place au milieu du convoi. Victor, lui, reste en arrière pour organiser la fin du déménagement.

[7] Le narrateur en séjour à La Mézangerie : « Je me saoulais à force de humer cet air qui n'avait pas le goût de l'air respiré dans notre jardin ou dans la prairie du ruisseau, mais quelque chose de subtilement étranger, dû peut-être à une terre de nature différente, ou bien aux surfaces d'herbage que je savais entourer la cour, et où les bouses séchaient sous la chaleur » (p. 271).

[8] Victor, le fils, bien des années plus tard : « C'était un nouveau monde, une nouvelle vie ! » (p. 175).

[9] « Des tuiles, plus d'ardoises. Voilà encore un changement dont je n'ai pas noté le début » (p. 129).

[10] Autre civilité, dont je m'avise : comment, dans les champs et buvant tous à la bouteille de cidre, chacun essuie le goulot de la manche ou de la main avant de la passer à son voisin.

[11] D'une certaine manière et malgré les apparences, la tâche était moins difficile dans Dormance, quant il s'agissait de suggérer par quelques hypothèses une langue inconnue.

[12] Noël du Fail, seigneur de La Hérissaye (1520-1591), écrivain français : Les Propos rustiques (1547) et Les Baliverneries d'Eutrapel (1548).

[13] Nous disions « do », même origine, et presque le même traitement de apud.

[14] Ce frère est forgeron et il réside entre les deux lieux. (Leur mère, fièrement : « Mon gâs d'Bais. » Savoir si ça plaît tellement au Victor…) Maintes fois, il fera le relais, et puis, pendant le voyage, il surveillera en expert la démarche et les sabots des juments.

[15] Marcel Proust, « À propos du “style” de Flaubert », article publié en 1920 dans la Nouvelle Revue française : dans Contre Sainte-Beuve précédé de Pastiches et mélanges et suivi de Essais et articles, Gallimard, coll. de la Pléiade, 1971, p. 586-600.


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