RETOUR : Coups de cœur

 

Pierre Campion

Compte rendu du livre de Jean-Loup Trassard, Nuisibles.
© : Pierre Campion.

Mis en ligne le 21 juin 2005.

Autre compte rendu pour un livre de Jean-Loup Trassard : Dormance, 2000.

Autre compte rendu pour un roman de Jean-Loup Trassard : La Déménagerie, 2004.

Autre compte rendu pour un livre de Jean-Loup Trassard : Conversation avec le taupier, 2007.

Autre compte rendu pour un livre de Jean-Loup Trassard : La Composition du jardin, 2003.


Nuisibles de Trassard Nuisibles. Texte et photographies de Jean-Loup Trassard, aux éditions Le Temps qu'il fait, 2005.


DES BLAIREAUX ET DES HOMMES

À la mémoire de Fanie Poidevin et de Jeanne Ollivier

On ouvre le nouveau livre de Jean-Loup Trassard, on le lit en moins de deux heures, et on en sort retourné.

Texte et photos

Auteur de l'un et des autres, Trassard scande le récit par ses images (en noir et blanc, en nuances de gris), à raison d'une page d'image (au recto, la photo, presque toujours occupant la première demi hauteur de la page ; le verso tout en blanc) pour deux pages de texte. Mais c'est bien une photo, pleine page, qui précède le texte : un courant d'eaux qui paraît pris du fond d'une grotte à rochers ouvrant sur une végétation et quelque lumière. Auparavant, dès la page de couverture, une sorte d'ornière (ou de rigole ?) creusée légèrement dans le pavage grossier de quelque cour de ferme (par le passage des charrettes ?) et puis, dans la page de titre, en format vertical, la porte finement grillagée de l'une de ces cages, solidement inscrites dans un bâti de bois, où l'on garde un furet ou quelque autre animal utile et dangereux, tout cela encore fermé par un taquet de bois et toujours solide sur ses ferrures, mais le grillage se distend en deux points et le lierre qui court au sol laisse voir que cet abri n'a peut-être pas servi depuis un temps : la bête s'est-elle enfuie ?

Ainsi, de photographie en photographie mais sans jamais en être illustré, ce récit écrit au présent que l'on dit historique s'inscrit dans un passé où telle petite maison fut habitée, où les clôtures fermaient vraiment des pâtures ou bien une espèce de corral à rassembler les génisses, où telles longues triques barraient à trois le surplomb d'un ruisseau pour ménager un abreuvoir à l'intérieur de l'enclos. Maintenant la charrette est poussée au talus mais ses brancards furent sciés pour la faire atteler au tracteur tout nouvellement acheté, et justement un tracteur (celui-là même peut-être) achève sa course à rouiller, pneus dégonflés, dans la végétation. Par ici, depuis les faits qu'on nous raconte, la première de deux ou trois révolutions agricoles a déjà rejoint les vestiges de l'ancien temps. Rien n'est si loin pourtant ; certaines installations peuvent encore servir, mais cette campagne est vide des humains et des événements dont il est question ici et maintenant.

Et puis encore, en certaines de ces photos : où mènent donc ces chemins couverts de feuillages ou momentanément enneigés, et quelles noirceurs suggèrent les tourbillons constamment vivants de ces eaux ?

Précis de la guerre de siège

Renards, martres, putois et quelques autres espèces, ce sont des nuisibles, que la loi qualifie comme tels, énumère et autorise à exterminer.

Autour d'un fort de blaireaux enterré à flanc de talus et jusque dans ses profondeurs, à la tombée du jour c'est une brutale bataille de siège, qui s'achèvera en destruction et en massacre. Du matériel ; une stratégie, des tactiques et un commandement ; des approvisionnements en vivres et en falots ; un groupe d'hommes organisés et leurs auxiliaires. Ceux-ci : plusieurs races de chiens, de loin sélectionnées, et chacun dûment entraîné aux tâches particulières du premier, du deuxième ou du troisième assaut de galeries.

Deux classes d'humains mobilisés et trois fonctions : le propriétaire de ces terres (« Monsieur » ou « l'bourgeois », selon qu'il est présent ou non), son garde (l'instance technique et son expérience sentencieuse), et six de ses métayers, fermiers ou obligés, parlant en leur français du xvie siècle : ce sont les soldats de ce détachement : des sapeurs et, pour finir, des exécuteurs. Dans cette brève expédition se réalise tout un mode de la vie ancienne (dont les photos de leur côté décrivent le milieu) : une terre mouillée d'eaux, une société agraire hiérarchisée, plusieurs langues superposées, une haine violente à l'égard des espèces concurrentes, et le goût invétéré de la chasse comme une guerre.

Surprendre les animaux au gîte et juste avant qu'ils ne sortent pour leurs occupations nocturnes, dégager et boucher toutes leurs sorties possibles, puis les trouver, harceler, démoraliser, débusquer en envoyant les chiens sous terre, coller l'oreille au sol et sonder le terrain pour suivre les progrès de la traque à mesure qu'elle se déroule dans les galeries, creuser alors une tranchée en plein talus, forcer les assiégés à sortir l'un après l'autre, les supplicier, les anéantir… Si prévenu que l'on soit depuis l'enfance contre les tueurs de poules et de lapins, on en est retourné.

De l'hostilité

Humain, si un humain s'en prend à ma vie, que je le veuille ou non et par position, je réponds à sa guerre par la mienne, même si je prétends m'imposer quelque commandement de non-violence ou de sainteté : quand Mme de Merteuil et Valmont engagent leur campagne amoureuse contre Mme de Tourvel, ils ne savent pas que celle-ci, par la logique de sa passion et de sa mort, les anéantira, mais Laclos le sait, lui l'officier d'artillerie. Sauf à ce qu'ils abdiquent toute humanité, la guerre entre les hommes met en jeu la vie des deux côtés et l'inhumanité ne commence que lorsque l'une des parties prétend gagner la guerre sans exposer sa vie (cela s'est vu).

Mais les blaireaux ne sont pas des ennemis des hommes. Non seulement parce qu'ils ne peuvent répondre par la guerre à la guerre qui leur est faite, sinon parfois par leur fuite ou par l'éventration de quelque chien, mais surtout parce qu'il ne saurait entrer dans leurs conduites de défense ni dans leur agressivité une quelconque intention, ni de guerre ni de paix. Ce sont des animaux, et même l'hostilité des hommes ne les rend pas nos ennemis.

Par leur domestication et par la sélection génétique et l'éducation qui en ont fait des auxiliaires de repérage et d'assaut, les chiens, eux, ont contracté une colère spécifique qui les fait entrer dans notre guerre et qui même les égarerait loin du but si leurs maîtres ne les tenaient constamment en lisière tout au long de l'opération.

Cependant les blaireaux sont des animaux qui vivent en partie à nos dépens, et nous pensons qu'ils en veulent à notre vie. Telle est l'espèce de malentendu mortel que Trassard donne à entendre.

L'honneur de ce récit

Quelqu'un parle ici, dont nous connaissons même le nom, à une occasion : il s'appelle Joseph, et il s'exprime selon deux pensées, la sienne et celle des animaux. Alternativement et commençant par celui des assiégés, il adopte les deux points de vue pour raconter la bataille presque jusqu'à son terme. (Trassard n'en est pas à son premier défi de ce genre, lui qui tente de noter le français des ruraux de la Mayenne et même d'inventer un dialecte pour les hommes du néolithique, mais ici le voilà qui imagine les supputations, la peur et les angoisses, les calculs et la détresse des assiégés.)

De l'homme, le blaireau a presque tout (la solidarité de l'espèce ; le sens de la maison et de la famille, d'un savoir-vivre ; une certaine mesure du temps ; le devoir de vivre et la faculté de sacrifice), mais il ne parle ni ne pense : il ne comprend pas l'hostilité, il ne l'éprouve pas lui-même, il en est innocent.

Il appartenait donc à l'un d'entre nous de narrer cette guerre à laquelle il a participé et d'assumer ainsi l'un des traits marquants de notre espèce, mais en donnant une sorte de parole aux animaux massacrés, et de poursuivre ainsi le récit de leur passion, presque jusqu'au bout : car on ne verra pas la mise à mort de ces blaireaux-là, le récit de cette expédition s'arrêtant juste après que la fin de ces chasses a été racontée d'une manière générale et pour ainsi dire dans l'abstrait, comme si l'une des formes d'un respect demandait plutôt la figure de la prétérition et le commentaire d'une sorte de chœur : « […] et puis on voit une tête sortir de la terre. Certains, à ce qu'on m'a dit, lui tirent alors un coup de revolver, presque à bout portant, oui, ils appellent ça “le servir au revolver” ! Nous, on les prendra rien qu'avec les pinces […]. »

Couper court. Le mot de la fin ne sera pas celui de la pure férocité humaine mais plutôt celui d'une sympathie et d'une certaine résolution : « Sale journée pour eux ! Quand je passe devant des creux habités — je vois bien les traces mais je n'irai pas le dire — je m'accroupis, j'écoute, il me semble, des fois, que j'entends respirer. » Désormais, ce n'est pas le narrateur qui les trahira.

À défaut de l'âme, ces animaux ont le souffle qui nous anime, nous aussi. Ce qui clôt le récit et ce qui suspend l'horreur, ce qui apaise la narration, c'est le moment paradoxal de la terreur et de la pitié.

Une décision

C'est bien le récit qui fait droit à la protestation de ces blaireaux en les admettant dès les premières lignes à des émotions et à une forme de pensée, en leur ménageant la parole presque jusqu'au bout, en parlant pour eux et aussi pour nous, alternativement : en disant leur incompréhension à l'égard de notre guerre et notre incompréhension à l'égard de leur effroi (l'incompréhension, deux passions humaines). Bien sûr, ce n'est pas la « naïveté » si spéciale de La Fontaine, mais c'est le même désir de rendre justice aux animaux que celui qui se déclare par exemple dès les premiers vers (et par toute l'histoire) dans L'Homme et la Couleuvre :

                           Un Homme vit une Couleuvre.

Ah ! méchante, dit-il, je m'en vais faire une œuvre

                  Agréable à tout l'univers[1].

La preuve de cette reconnaissance se fait essentiellement par l'ordonnancement et le ton du récit. Tel est ici le talent de Jean-LoupTrassard, telle est son invention et, s'il y a en ce bref récit une dimension de l'éthique, celle-ci trouve son premier mouvement dans la décision (à quel instant prise ?) de consacrer la moitié de son texte aux vaincus : par quoi la morale se formule à même le tissu de la fable.

 

Mais si le récit fait bien cela, c'est qu'en effet il y avait une sorte d'humanité en ces blaireaux, une réciprocité dans l'action, et donc une vraie guerre, de conscience à conscience. Peut-être les blaireaux sont-ils malgré tout les ennemis des hommes, simplement parce qu'ils sont des êtres vivants et sentants, qu'ils ne veulent pas entrer par la domestication dans l'orbe de notre vie et qu'ils le font sentir à leurs vainqueurs. Peut-être aussi l'indignité des vainqueurs réside-t-elle seulement dans le fait que, dans cette expédition-là, ils ne risquent pas d'autre péril que la mort de l'un de leurs chiens. Ce n'est pas le cas dans toutes les chasses humaines.

Mais même ici, où ils n'exposent pas leur vie, le récit se garde de condamner ces hommes car, en même temps, il fait droit à la dureté de leur existence et à l'obscurité qui règne en toute vie, humaine ou animale, comme dans la nature et dans le temps. Cependant, si les animaux sauvages ne comprendront jamais que les dommages qu'ils nous causent valent la guerre que nous leur faisons, c'est aux humains qu'il faut faire sentir leur injustice, en leur faisant entendre la protestation des nuisibles massacrés.

Pierre Campion



[1] Arrêté dans son geste meurtrier (du sac où il a été mis, le serpent parle, il proteste de son bon droit), cet homme va s'en remettre à la sagesse de divers animaux domestiques et même d'un arbre greffé. Chacun lui donne tort. « Je suis bien bon, dit-il, d'écouter ces gens-là./ Du sac et du Serpent aussitôt il donna/ Contre les murs, tant qu'il tua la bête » La Fontaine, Fables, X, i.

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