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Pierre Campion : Compte rendu du livre de Florent Hélesbeux, Jean-Loup Trassard ou le paysage empêché.
© : Pierre Campion.

Mis en ligne le 9 mai 2018.

Hélesbeux Florent Hélesbeux, Jean-Loup Trassard ou le paysage empêché, Classiques Garnier, 2017.


Autre compte rendu pour un livre de Jean-Loup Trassard : Dormance, Gallimard, 2000.

Autre compte rendu pour un livre de Jean-Loup Trassard : La Composition du jardin, Le Temps qu'il fait, 2003.

Autre compte rendu pour un roman de Jean-Loup Trassard : La Déménagerie, Gallimard, 2004.

Autre compte rendu pour un livre de Jean-Loup Trassard : Nuisibles, Le Temps qu'il fait, 2005.

Autre compte rendu pour un livre de Jean-Loup Trassard : Conversation avec le taupier, Le Temps qu'il fait, 2007.

Autre compte rendu pour un livre de Jean-Loup Trassard : Sanzaki, Le Temps qu'il fait, 2008.

Autre compte rendu pour un livre de Jean-Loup Trassard : Causement, Le Temps qu'il fait, 2012.

Autre compte rendu pour un roman de Jean-Loup Trassard : Exodiaire, Le Temps qu'il fait, 2015.


La phénoménologie à l'épreuve de la littérature

Florent Hélesbeux lecteur de Trassard

Jean-Loup Trassard ou le paysage empêché. C'est le livre de Florent Hélesbeux, original et ambitieux, informé, construit et rigoureux, riche d'analyses détaillées, en un mot un travail considérable. Il représente un mouvement de la philosophie vers la littérature, ce qui n'est pas si fréquent, d'une culture vers une autre — celle-ci assimilée et parfaitement respectée —, un mouvement inattendu qui porte de la phénoménologie à une œuvre, laquelle n'en demandait pas tant : car, si Trassard s'est reconnu un maître, c'est plutôt Leroi-Gourhan que Merleau-Ponty ou quelque philosophe que ce soit[1].

Plutôt qu'un compte rendu exhaustif, je proposerai ici des moments de réflexion et certains angles d'approche.

En première approche,

et pour point d'appui, entre les nombreux passages qui pourraient convenir, choisissons celui-ci. Au début de sa partie « Perception et motricité. Le chiasme du mouvement et de la perception » (p. 339-342), Hélesbeux opère l'une de ces « descentes à l'intérieur du mouvement » que suggère, en effet, l'écriture de Trassard. Pour cela, il cite un assez long passage de Tardifs instantanés (vingt lignes dans lÔoriginal), dans lequel l'écrivain détaille la succession des gestes selon lesquels, un jour, il passe une certaine barrière de bois entre un champ et un pré. Sur quelque trois pages de commentaire, on lit ici une analyse du texte cité, attachée à opposer la présentation d'une chose (une barrière dans le bocage) dans le mouvement de son franchissement à ce qui serait une description statique de cette chose (cette description viendra dans la page de Trassard, mais par après), c'est-à-dire en opposant cette approche dynamique à « l'impuissance de l'écriture descriptive, quand elle est écriture de l'œil seul — l'œil cartésien, l'œil géomètre ». Cette expression de « l'œil cartésien », hors toute banalité de langue et de pensée, prend le sens précis d'une critique phénoménologique de Descartes dans un tissu de références et de citations empruntées à Merleau-Ponty (Phénoménologie de la perception) et à Renaud Barbaras (La Perception et Introduction à une phénoménologie de la vie). Quant à la littérature, elle est présente ici pour montrer l'opposition aux descriptions de Gracq (une citation prise dans Les Eaux mêlées, laquelle montre une suite de tableaux déterminée par le mouvement de l'embarcation qui emporte le sujet d'une contemplation), ainsi que pour déceler une ressemblance et une opposition au texte de Ponge, « Les rois ne touchent pas aux portes[2] » : comme la porte chez Ponge, l'une des admirations de Trassard, la barrière se décrit dans le mouvement de son maniement ; mais dans Trassard, il ne s'agit pas d'une définition-description de toute porte mais de l'occurrence de telle barrière, envisagée dans sa matérialité particulière, dans son intimité, dans une relation charnelle entre l'homme et l'obstacle. Car Trassard ajoutait : « Grimper dessus. Haridelle sèche, te connais ! Mais j'avais oublié. Te retrouver m'émeut : tout ce temps restée là, tournée, posée. Un côté champ, un côté pré. Mon usure amie de la tienne. »

On voit déjà ici la complexité de l'entreprise, les choix qu'elle effectue, la densité et la virtuosité de l'analyse et le gain de la posture philosophique. La référence à la phénoménologie met en évidence le point de vue de Trassard sur les choses, l'originalité de son invention et la rigueur immanente de son écriture. Là il n'y a pas seulement la mise en présence des « choses mêmes » mais le surgissement d'une disposition mentale et corporelle à leur égard, empathique et imaginante, ce « regard intéressé » que le commentateur analysait p. 133 de son livre — ce regard pour lequel les choses importent (latin interest, il se prend à et entre elles) et qui forme un lien essentiel avec elles. Ici règne l'écriture de l'engagement du corps dans leur réalité de choses, par ce qu'Hélesbeux appelle, d'un mot (d'une image) venu de Merleau-Ponty, le chiasme formé dans le regard porté sur elles, où elles-mêmes prennent forme, subjectivité et réalité, mais aussi bien distinction entre elles, comme autant de sujets pris dans le chiasme et entrant par là en rapports réciproques avec le Je et entre eux[3].

Dans le chiasme formé au sein du regard entre les choses et le sujet, il y en a donc bien un autre, plus abstrait peut-être, plus notionnel, entre le mouvement et la perception, dans le mouvement par la perception. Et puis, dans la perspective cette fois du commentateur, les œuvres entre elles empiètent : Barbaras sur Merleau-Ponty ; Trassard sur Gracq et sur Ponge, et ceux-ci entre eux et sur Trassard. L'empiétement, c'est l'autre image venue encore de Merleau-Ponty, laquelle suggère un monde qui ne saurait être l'univers paisible de la contemplation mais le lieu incertain et le combat douteux d'un engagement.

Cependant, et ici même déjà, tout cela a un prix. Hélesbeux n'ignore pas que suit, dans la page de Trassard, une description classique, statique, mais-dit-il, venue par la suite, justement, comme « pour témoigner, en regard, de l'impuissance de l'écriture descriptive ». En regard, c'est-à-dire sous le regard phénoménologique du commentaire. Car, en fait, dans les trois pages de Trassard (Tardifs instantanés, p. 166-168), la description minutieuse du modèle barrière en entrée de brèche, métrée, évaluée dans ses matières et dans son fonctionnement, dans son usure, cette description-là vient, en deuxième mouvement, pour raconter une rencontre après des années et noter l'effet du temps sur la chose et sur celui qui en parle. Quel est le prix payé pour le dispositif phénoménologique ? Trivialement, celui d'un choix effectué dans le texte en vue d'une certaine analyse, mais aussi bien, peut-être, le prix de la réduction phénoménologique, c'est-à-dire le coût de l'opération philosophique qui consiste à isoler un transit de et dans la conscience des choses, sans s'arrêter à la séquence qui le suit dans la page.

« Sur elle je trouve les marques de ma vie. […] Tu étais là, barrière, devant le paysage […]… Tu ne bougeais pas, que sur le gond. Où étais-je pendant tout ce temps ? Attendri, je touche le doux et le râpeux du bois, rides, vieux os, émaciée, tenace, part de mon corps qui tient dans la campagne. » Somme toute, le petit discours final du sujet à la barrière et la distance qu'il marquue, le passage même à ce discours, ne contredisent pas absolument à l'analyse phénoménologique, puisque ce mouvement consacre un moment de la conscience de soi dans la conscience d'une chose. Mais, quand même et justement, cette interpellation fait consécration — d'une espèce de temple dans la campagne ? —, par l'adresse d'une parole et par un retour sur soi, par une synecdoque de l'objet et du sujet — par une image —, par la réflexion sur le temps passé et sur l'oubli de soi, par le regret de s'être oublié : par un mouvement qui fait figure de péripétie et de reconnaissance dramatiques dans une vie, et qui installe un sujet lyrique et dominant.

La force d'un préalable

L'introduction du livre, j'oserais dire, fait le ménage. Car il faut d'abord écarter, vigoureusement, une certaine poétique du paysage, surtout quand celle-ci vient se pratiquer dans une perspective soi-disant phénoménologique. Le paysage de Trassard est un « paysage empêché », cela décidément. Entendons que son écriture se refuse à la composition d'une vision en perspective qui prendrait son sens à travers une ligne d'horizon lointaine, par des échelonnements et par des fonds, et derrière eux, par la supposition d'une arrière-scène, au sein d'une contemplation. Ë cette esthétique des horizons perdus — à cette pensée-paysage relâchée —, Trassard opposerait une écriture de la perception « intense », dans laquelle règne une « structure d'horizon », dont l'idée vient de la phénoménologie : en un mot, son écriture va rapprocher les choses sous et dans le regard, les instituer entre elles dans un espace limité en profondeur, les mettre en concurrence entre elles, les former en un certain tout, mais « précisément parce qu'il n'y a plus rien à voir derrière lui » (p. 39). Telle est la vertu de la disposition phénoménologique pour comprendre Trassard, une fois celle-ci bien entendue, de récuser toute idée de contemplation, avec tout ce qui l'accompagne : esthétisme, spiritualisme, métaphysique. Comme dans Merleau-Ponty, l'invisible est la contrepartie du visible, mais posée en lui, en tant que condition de fonctionnement de sa structure, et non pas en tant que dimension transcendante ou immanente, à tous égards méta-physique et panthéiste.

Alors, dans sa riche première partie, « La contemplation empêchée », Hélesbeux n'a pas de peine à montrer, sur de nombreux exemples, que telle est bien la poétique de Trassard : le refus du surplomb, la pratique d'un regard intéressé, l'engagement du corps.

Perception contre sensation

Cependant, dans Trassard, il y a bien une « tentation sensualiste », qui détermine toute une partie du livre d'Hélesbeux : « Contre l'écueil sensualiste. Le chiasme de la perception » (p. 211-290). Pas d'allusion je pense à Condillac, mais la référence à l'opposition, dans Merleau-Ponty, entre la sensation et la perception. Là où la considération de la perception trace une relation active, dans les deux sens également et en chiasme, entre le sujet et l'objet, l'idée et l'écriture de la sensation entraînent le danger d'une confusion. Ë de certains moments et dans certains textes de Trassard, le corps à corps entre le sujet et les choses — entre le corps de l'homme et le corps du monde — ferait courir « le risque de conduire à l'illusion sensualiste, selon laquelle la perception est à comprendre comme une impression laissée par les choses extérieures sur le corps (par le biais des sens), et comme une entrée d'un dehors dans un dedans » (p. 214).

La dénonciation de ce danger de confusion conduit, plus loin dans le livre, au problème de la métaphore, qui va donner lieu à un développement : « Une remarque sur le statut de la métaphore » (p. 312). En effet, dans une vision poétique ordonnée au thème de la sensation (et dans les commentaires auxquels cette vision donne lieu), la métaphore notera le transfert des qualités de l'homme au paysage (le flanc de l'homme va au flanc de la colline). Ce transfert se présente comme une trouvaille, dans le langage et dans la nature, une découverte surprenante et même éclatante, une invention, une illumination qui pourrait ouvrir sur une vision panthéiste : ainsi dans Giono ou dans Richard Millet. Là, inversant le mouvement de la sensation mais non pas sa nature, l'homme déverse son intérieur sur l'extérieur des choses, son âme sur l'inanimé et trouve en celui-ci (par un effet d'illusion) la loi partagée d'un enchantement. Or dans une écriture où règne la perception (et dans la compréhension qu'on doit en avoir[4]), le rapport s'établit bien avant la formulation de cette découverte : dans le chiasme de la perception, que les phénoménologues désignent comme antéprédicatif. D'où ce qu'Hélesbeux appelle, dans Trassard, la métaphore plate, où le rapport de l'homme à la colline (par exemple) appartient à la perception même comme un trait d'origine qui ne saurait surprendre ni l'écrivain ni le lecteur ni le commentateur. Revenons en arrière : image pour image, le franchissement de la barrière ne serait pas de l'ordre de la métaphore mais de la synecdoque, et d'une synecdoque pour ainsi dire primaire, qui note l'union en nature du sujet et de l'objet, dans le moment de sa formation.

Cette conception de l'image trouve explicitement sa source dans la pensée de Renaud Barbaras mais surtout dans Merleau-Ponty, qui pratique les métaphores dans sa philosophie même et comme des notions décisives : l'empiétement, le chiasme, l'entrelacs, la chair du monde et même la chair de l'histoire, toutes images destinées à surmonter les dualismes invétérés de pensée — notamment ceux que fait naître le concept —, et à développer en effet les intuitions de la Phénoménologie de la perception, voire celles qui remontent à La Structure du comportement. (Ajoutons que l'œuvre de Merleau-Ponty, telle que l'invoquent Florent Hélesbeux et ses autres commentateurs, est inachevée et que certains de ses livres les plus décisifs furent publiés posthumes et en fragments par Claude Lefort.)

Or plates ou non, il y a des métaphores dans Trassard et fréquentes et immanquables. Comment les distinguer des images rapportées, comment les sauver de « l'écueil de la sensation » ? D'abord par la distinction que l'on vient de développer : de même que le paysage empêché ne signifie pas qu'il n'y a pas de paysages dans Trassard (mais restreints, rabaissés « terre à hauteur d'épaule », coupés de traverses, crispés même), de même la métaphore empêchée ne fait pas qu'il n'y a pas de métaphores ni d'images. La figure fondamentale — figure de style et figure de la pensée dans Trassard ; figure du commentaire dans Hélesbeux — est bien, sur ce point encore, celle de l'empêchement, c'est-à-dire celle de l'effort mis à neutraliser l'image : à lui interdire de nuire, à l'éteindre en quelque sorte dans le phrasé, à la ramener à sa nécessité première et, pour ainsi dire, à l'espèce de naturel, de fraîcheur et d'innocence de la perception. Et, puisqu'il est question ici de la critique de l'image formulée par Jaccottet, pensons au vers de celui-ci, dans L'Ignorant, à ce vœu paradoxal : « L'effacement soit ma façon de resplendir. »

Une coupure dans l'œuvre ?

D'autre part, Hélesbeux pense pouvoir déceler une rupture dans l'histoire de l'œuvre, rupture qu'il situe au moment de Tardifs instantanés (1987) et dont il voit l'accomplissement dans Dormance (2000). Que se passe-t-il à ce moment jugé décisif ?

Lorsqu'on interroge Trassard sur les motifs qui le poussèrent à rompre, de façon si évidente et si nette, dans Tardifs instantanés, avec une ancienne manière d'écrire, il ne dit pas que c'est dans le but d'accéder enfin à une écriture de la perception. Il invoque en particulier les échos très favorables qu'avait suscités autour de lui l'un des récits du recueil précédent, « Aux régions ouraniennes ». Il craignit alors, comme toujours, de s'installer dans un confort, une écriture qui marche, et qui lui deviendrait une ornière […]. (p. 396]

Il y eut donc bien une décision d'écrivain. Mais seulement celle qui consiste à abandonner une manière pour en chercher une autre ? Examinant le « Trassard sensualiste », et citant de nombreux textes, Hélesbeux relève donc des traits de style, mais dans sa perspective à lui :

Ce qui frappe […] à la lecture de ces textes comme d'ailleurs à celle de toute la première partie de l'œuvre, quand on a eu accès à la seconde, c'est le style — encore extrêmement classique, contrôlé, stabilisé. La syntaxe est épargnée, exempte encore de toute rupture : les sonorités sont déjà extrêmement travaillées mais vont vers la suavité, la savante expression du scintillement ou de l'éclat, même modéré. Les images prennent un tour souvent symbolique : figures de styles complexes, formulations recherchées, ouvertement poétiques (hypallages par exemple). Le choix des mots va jusqu'à une certaine préciosité. Complexité savante de nombreuses constructions syntaxiques, saturation d'épithètes : force est bien de se persuader que cette écriture correspond à la première manière de Trassard — si différente de ce que sera l'écriture des années 80 et 90. (p. 260-261)

Et d'insister :

[…] il importe de constater que cette écriture sensualiste des années 60 et 70 est une écriture du surplomb. Au contraire de la phrase de la perception, qui sera une phrase de la recherche, du tâtonnement, de l'hésitation, la phrase sensualiste sait où elle va : on ne constate aucune rupture de syntaxe. Le visible est sous les yeux — en représentation : il s'agit de décrire le tableau. (p. 263)

Cependant, comment distinguer vraiment et toujours les phrases travaillées du sensualisme de celles où régnera le travail de l'empêchement[5] ? Même si l'on reste réservé sur le fait et en tout cas sur la force et la signification de cette coupure (car la phrase dans Dormance porte encore des traits de ce genre et le récit y conserve des situations de surplomb) et si l'on relève quand même une nécessité épistémologique de la perspective phénoménologique, je voudrais souligner que le philosophe situe cette rupture dans la pratique de l'écriture, c'est-à-dire dans le style de Trassard. Ici, même sous la commodité d'une histoire dramatique des œuvres de l'écrivain, on retrouve l'idée, cette fois, d'une poétique empêchée, laquelle en effet ne peut pas ne pas laisser des traces de la poétique reniée. (De même le récit, encore absorbé dans la masse de Dormance, fait retour en force dans La Déménagerie (2004), dramatique, épique, aux personnages caractérisés.) Il y a bien variations (malaise même) dans la poétique.

La tragédie empêchée

Ce qui est perçu, et non pas raconté comme dans Bergounioux, Michon ou Millet, ce qui, dans Trassard, échapperait aux formes du drame ou de la tragédie même ironisées, c'est la révolution survenue dans les campagnes vers les années 1960. L'événement est perçu, justement en ce qu'il anéantit l'espace où s'exerçait la perception : désormais nivelé de ses haies, retracé en ses chemins et cours d'eau, ouvert aux regards jusqu'à l'horizon éloigné et maîtrisé par les calculs des aménageurs, l'espace est arraisonné à la raison technicienne et économique. Cette fois, c'est la perception même qui est empêchée, par la destruction de la campagne qui, se prêtant à son inspiration, en avait en quelque sorte, plus que la théorie phénoménologique, fondé, chez Trassard, l'exercice et l'écriture.

Cependant, selon la logique que nous avons déjà vue à l'œuvre, dire de la réception qu'elle est empêchée, cela ne signifie pas qu'elle a été liquidée. Elle demeure, au présent :

S'il est vrai que Trassard, écrivain de la perception, s'en tient au présent et refuse de se transposer en images dans la campagne aimée de son enfance et de son adolescence, refuse de faire comme si la destruction n'avait pas eu lieu, il n'empêche que sur la surface de cette campagne présente, perçue, son attention va aussi aux traces du passé, aux choses disparues, aux signes d'absence. (p. 591)

On peut discuter s'il y a nostalgie ou non, et Hélesbeux n'y manque pas. Peut-être faudrait-il supposer que l'esprit de la réception demeure, par exemple dans L'Homme des haies ou dans Archéologie des feux, au titre d'une protestation muette : contre la honte d'intérioriser le discours de la raison moderne, contre l'abandon sans phrases de la conduite humaine qu'est la réception.

Le vrai drame […] aura donc été qu'aucun drame n'ait lieu — aura été ce consentement même, cette « acceptation du monde » [citation de D. Rabaté]. Le drame aura été que la conscience du drame, pour une génération entière, ait pu être empêchée, assourdie, étouffée dans la honte, ou reversée en mépris de soi. Le vrai drame est le silence qui a suivi le passage des bulldozers sur les haies, et le départ en camion des chevaux. Ce n'est donc qu'un drame en creux. (p. 577)

Le drame est là mais empêché. Le récit lui aussi toujours revient, parfois en épopée paysanne (La Déménagerie), parfois contrarié, parfois comme mauvaise conscience. Ce qui frappe, dans le dernier Trassard, et qui ne saurait se ramener au seul problème de la perception, c'est l'obsession de raconter les bouleversement de la vie campagnarde sur un tout petit périmètre et selon une variété de tentatives : des vies et des portraits (Victor et Marguerite dans La Déménagerie, Joseph dans Conversation avec le taupier, Alexandre dans Neige sur la forge, la mère de Trassard dans Exodiaire), un caractère (« Bonhomie de Vincent Loiseau », dans L'Homme des haies), des tableaux de la société rurale, une étude de langue (Causement), un manga pour s'amuser (Sanzaki), des scènes de massacre d'animaux dans Nuisibles, ce récit qui ne se rattache pas si aisément au thème de la destruction des campagnes… Dans une carrière et une vie d'écrivain, les projets et les solutions ont changé au gré des obsessions, des intuitions et des envies. En tout cas, une « veine nouvelle [est] inaugurée par Trassard après Dormance, en particulier avec La Déménagerie (2004) et Conversation avec le taupier (2007) » (p. 565).

 

Quoi qu'il en soit des remaniements auxquels il est amené et des réserves qui peuvent lui être opposées, le livre de Florent Hélesbeux apporte une dimension décisive à une proposition qui reste trop souvent à l'état de banalité, de généralité, ou d'observation au passage, celle-ci : chaque écrivain — chaque grand écrivain — rencontre (ou plutôt crée) ses problèmes d'écriture, lesquels se lisent à travers les solutions diverses que ses livres leur apportent.

Ici, un jeune philosophe va au fond des choses pour poser le problème de Trassard : plus profond que la biographie, que les problèmes éditoriaux (par exemple celui du passage par l'écriture expérimentale d'abord pratiquée dans la perspective de la collection du Chemin), que la psychologie ou que la psychanalyse, et même que la poétique. Il porte l'expérience problématique de l'écriture au niveau de l'ontologie. Tel est le gain que produit ce livre, par lequel désormais toute analyse de Trassard devra probablement passer. Ce gain, c'est aussi un apport à la théorie de la littérature, sur l'une de ses frontières, la philosophie.

Pierre Campion



[1] Jean-Loup Trassard : « Vous savez, contrairement à ce que vous semblez espérer, il n'y a pas grande philosophie là-dessous. […] il n'y a pas d'idée », entretien avec Thierry Romagné dans Europe, n° 986-987, juin-juillet 2011, cité par Hélesbeux, p. 26.

[2] La littérature est partout présente dans le livre d'Hélesbeux. Ainsi vers la fin encore, avec Pierre Bergounioux, Richard Millet et Pierre Michon, quand il s'agit de mesurer la dimension particulière de la préhistoire dans l'œuvre de Trassard. Elle est aussi dans le dispositif original du livre, qui coupe et aère le discours en morceaux distingués par des titres, des exergues et des blancs.

[3] La référence à Merleau-Ponty est incessante : à la Phénoménologie de la perception, aux ouvrages posthumes et notamment au cours prononcé en 1960-1961 sur Claude Simon.

[4] Sur ce point, Hélesbeux se tient à l'écart de Michel Collot comme de Jean-Pierre Richard.

[5] Avec une grande justesse, toute une section du livre (« Moyens d'une écriture de la perception. Forcer l'écriture ordinaire », p. 396 et suiv.) détaille ce qu'Hélesbeux appelle « l'écriture intense de la perception ».

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