Retour : Études

Nathalie Riou : Une lecture du Roman de Tristan de Thomas

Nathalie Riou est professeur. Elle a publié deux recueils : Brise, éd. Encres vives, 2001 et Éclats de jusant, Éditinter, 2003.

Mis en ligne le 27 juillet 2017.

© : Nathalie Riou

Autres contributions de Nathalie Riou sur ce site :
cœur cœur cœur, poèmes
Le lai de la vie de la mort de René Char
« Au soleil. » Communication à un colloque sur « L'élémentaire dans la poésie de René Char »
« En poésie la bataille précède la formation des rangs. » Communication à un colloque
« Elle court, elle court, la poésie, jamais vous ne verrez son genre. » Communication à un colloque
« Se pencher sur l'obscur : la poésie de René Char. » Introduction de thèse


Une lecture du Roman de Tristan de Thomas

1. « La mer du langage est haute. Ses voiles blanches, sexuelles, suggérant l'application de l'image, ou noires, en deuil du déclin de la navigation[1]. »
Rosmarie Waldrop

Le Tristan de Thomas (vers 1173), version considérée comme plus courtoise que celle de Béroul, est très lacunaire : six manuscrits recueillent dix fragments, environ un quart de l'œuvre. Le sixième fragment, dit de Carlisle, est découvert en 1996 dans une bibliothèque anglaise sur les feuillets de garde d'un cartulaire latin. Il donne le premier passage connu du roman quand Tristan et Iseut viennent de boire le philtre dans le navire qui les mène au roi Marc. Autre étrangeté, ces premiers vers, étant eux-mêmes abîmés – le début près de la reliure a été coupé – donnent à entendre les premiers mots d'amour comme s'ils étaient décousus :

 

… e fu merveille

… ne vos ocis[2]

 

C'est Iseut qui parle à Tristan : « Ce fut merveille que je ne vous ai tué », au lieu de vous guérir comme je fis alors que vous aviez tué mon oncle Morholt. Une chaîne continue de blessé en blessant, de corps en cœur, est suggérée, dans la prescience que l'amour un jour… Cependant, dans la suite des vers, Iseut ne veut pas se déclarer tout à fait, elle esquisse le premier pas puis le laisse en suspens en jouant sur les mots : le verbe aimer se disant « amer » en ancien français, elle l'entortille avec l'amer et la mer. D'où :

 

Merveille est k'om la mer ne het

Que si amer mal en mer set

Et que l'anguisse es si amere ![3]

 

C'est merveille que pris d'un si amer mal de mer, et de si amère angoisse, nous ne haïssions pas la mer  –  ou l'amour, pour Tristan, tout ouïe, qui titube un peu, ne sachant si cette douleur vient « de la mer ou de l'amur ». Il emboîte alors le pas, son mal ne vient pas de la mer :

 

Mes d'amer ay ceste dolur,

E en la mer m'est pris l'amur.[4]

 

C'est l'amour. Le substantif dissipe homophonie et polysémie. Le son avait trois sens : Tristan choisit et tend le mot « amour ».

Comment dire le coup de foudre depuis l'intériorité de deux êtres, contredire les limites du langage ? Le texte ne pouvant faire parler de concert les deux amants, Tristan marche dans les mots d'Iseut. On ne sait pas tout à fait qui fait le premier pas, et c'est en ce sens féministe, en équilibre. Le passage est poétique car il fait naître l'amour tout autant du philtre que du corps sonore du langage, cela non par décapitation mais par élection. L'intelligence joue sur le corps sonore des mots pour faire entendre le « mal au cœur », l'amour. La langue marie Iseut et Tristan : le cœur du roman, l'octosyllabe « ni toi sans moi, ni moi sans toi », est en train de prendre. Le récit l'emportera ensuite, le fait reprenant ses droits : les amoureux se réjouissent et s'embrassent « et enveisent e acolent. »

Cependant, le breuvage n'est pas complètement clarifié, ils ont bu un autre sens. Tristan souffre de voir la terre quand il fait si bon faire l'amour dans la mer :

 

Mielz en amat Ysolt en mer,

Ses enveisures demener.

 

Il préfère aimer Iseut en mer et que le plaisir se poursuive. Or, au XIIe comme aujourd'hui, on peut entendre sous la mer, la mère. D'autant que c'est la mère qui, un peu fée, a donné son propre nom, Iseut, à sa fille, et qui a donné le philtre à Brengien pour favoriser l'amour avec Marc – figure de père pour Tristan. Aussi quand, peu après, Iseut épouse Marc, l'action romanesque semble entériner le baiser de Tristan qui, d'Iseut en Iseut, a alourdi d'un sang incestueux le signifiant originel et pluriel : la mer consonne avec et symbolise – corps et sens – la mère. Le baiser incestueux serait même d'autant plus lourd qu'il n'est pas dit, qu'il est interdit du bouquet sonore. Langue maternelle, langue mortelle. C'est une lecture freudienne que l'ensemble des versions suggère : Tristan, triste orphelin, en deuil irréparable de mère.

Mais le Thomas ouvre encore une autre voie. Les quatre sens qui naissent du signifiant « l'amer » – l'amer, la mer, l'amour et la mère – déploient une large échelle du plus visible au plus interdit, attestant que les relations sont possibles entre les mots, les choses et les êtres. Il y aurait, depuis un même signifiant, une naissance heureuse des signifiés : les mots sont fraternels mais s'en vont librement car le son n'est pas le sang. Ils feront de beaux poèmes… naissance prépoétique, d'avant la rime qui recherchera ces accords sonores entre les sens distincts. Nous titubons à notre tour au cours de cette chaîne complexe de corps sonore en corps visible, du visible au symbole interdit, la « mère ». Embrasser Iseut pourrait tout aussi bien signifier se libérer de l'inceste latent : Iseut, nom propre, est aussi un nom commun : une mère, puis une mer qui descend, de nef en nef, jusqu'à la langue commune et libre… Le signifiant originel est alors image d'un ventre maternel, d'une étrange parturition où le mot « amour » se dégage du chant commun à Tristan et Iseut. Le chant entrelace la nature et la langue, une nature humaine. La langue met le « nous » au monde, met l'amour au monde dans un monde qui s'ouvre à l'amour : au sein de la mer, d'un désir réciproque, l'amour prend langue. Tristan et Iseut seraient ainsi tout autant les trouvères, les enfants-parents d'une belle maïeutique où s'entremêlent les mots sonores et le monde, frère et sœur d'une même langue qu'ils font au moment où elle les fait. Ils ont transformé la menace incestueuse, en trouvant une langue parturiente, une langue « naturelle ». Chrétien de Troyes critiquera dans Cligès l'immoralité du Tristan mais, poète d'abord, il garde l'aveu fraternel, homophonique sur la mer entre l'amant et Soredamor, la sœur d'amour – la mère étant cette fois bien présente comme un garde-fou : il n'y a plus tension dangereuse entre désir, langue et réel, il y aura sage succession.

Cette ambiguïté amplifie celle de la rencontre amoureuse : qui aime qui, qui aime ? qui regarde qui, qui le regarde ? qui est sujet d'un objet qui le renvoie… ? Temps étrange, intense où l'échange est si prééminent que l'esprit se perçoit corps, l'objet sujet.

L'ambiguïté se poursuit aussi sur le plan romanesque, le philtre apparaissant soit comme objet réel et transcendant qui innocente le couple, soit comme image, ambiguïté de l'amour, ni tout à fait sujet, ni tout à fait pulsion. Et les deux se touchent : l'objet fonctionnel, magique est aussi image d'un au-delà dans les êtres.

Le roman de Thomas ne choisit pas entre la langue maternelle incestueuse et la langue « naturelle » quand les locuteurs apparaissent troubles, à la fois sujets et objets. Il y a hésitation, « ni… ni » « et… et » vont ensemble : l'être emporte la vérité logique, être et n'être pas. Les trois pôles cohabiteront au cours du récit pour disparaître à la fin du roman : la mélancolie de la mère perdue (Marc et Iseut), de la nature perdue (la forêt maternelle du Morois où Iseut et Tristan figurent le couple originel, sœur et frère) et la difficile liberté.

 

Postérieur à la version de Thomas, on connaît un bref embranchement du récit appelé la « Folie Tristan » : il raconte un retour de Tristan qui s'est déguisé en fou pour n'être pas reconnu à la cour de Tintagel. Les deux versions existantes, d'Oxford et de Berne, rapportent toutes deux un discours étonnant de Tristan. Il s'adresse à Marc et Iseut :

 

Ma mere fu une baleine

En mer hantat cume sereine.[5]

 

Ma mère fut une baleine qui hantait les mers comme une sirène, une tigresse m'allaita…

 

Mais une sor ai-je mult bele

Cele vus durai, si volez,

Pur Ysolt ki tant par amez.[6]

 

Mais j'ai une sœur très belle que je vous donnerai, si vous le voulez, en échange d'Iseut que vous aimez tant. Ce passage – la folie grossit les choses – indique les deux incestes. Puis, Tristan marche sur la tête en inversant son nom : je suis Tantris.

2. « Dans la lumière des genêts, la/ voile sang/ met cap sur toi[7]. »
Paul Celan

La fin du roman de Thomas resserre l'interprétation. Tristan, mortellement blessé, passif, guette depuis la Bretagne le bateau d'Iseut qui doit venir le guérir : la voile blanche sera son signe. Guérison de corps et d'esprit comme lÔa dévoilée la scène du philtre. Or Iseut aux Blanches Mains, épouse de substitution, trompée par Tristan, va manier conséquemment une langue clarifiée, monosémique, et de victime se faire criminelle :

 

Sachez que le sigle est tut neir[8]

 

Sachez que la voile est noire : elle ment à Tristan qui lui a menti. Ce passage, où se rencontrent intensément parole et action, est un moment en suspens car le bateau d'Iseut est sur le point de toucher au rivage mais le vent est tombé et, sadiquement, il y a comme un arrêt sur ces mots d'Iseut « le sigle est tut neir »… Son nom Iseut aux Blanches Mains est tendu entre blancheur ironique – elle a les mains sales – et vérité car Tristan, qui ne l'aime pas, ne l'a pas touchée, elle est innocente.

Cependant, à la page précédente, il y a eu un autre arrêt sur image : c'est quand, à l'approche de la côte, une violente tempête menace de naufrage le bateau. Thomas donne alors longuement la parole à Iseut la blonde dans un long, étonnant chant du cygne. En vis-à-vis d'Iseut aux Blanches Mains, elle cherche à conjurer la séparation des amants, des mots et des éléments.

 

Vus ne poiez senz moi murrir,

Ne jo senz vus ne puis perir.

Se jo dei em mer periller,

Dun vus estuet a tere neier.[9]

 

Vous ne pouvez mourir sans moi, ni moi sans vous, si je dois périr en mer, sur terre vous vous noierez. Puis elle rêve :

 

Uns peissuns poust nus dous mangier

 

Un poisson pourrait nous manger tous deux, puis elle souhaite qu'il sache sa mort puis ne le souhaite plus, elle avance en graduelle opposition… Dans cette tempête, très humaine, les opposés échangent, la ligne de partage bouge. Ce n'est plus le corps sonore des mots, peau merveilleuse entre humain et monde, qui donne vie à l'amour entre l'homme et la femme. Iseut la trouvère parle à Tristan absent : elle échange les caractères de la terre et de la mer, de l'homme et de la femme, celle-ci prévalant, elle ranime, par la fiction d'une image, le désir régressif d'aimer dans la mer, elle se lie désespérément à Tristan, cherchant ce qui pourrait témoigner dans le monde de ce lien… Depuis et contre les mots monosémiques, elle rend visible le travail de la métaphore : le transport réversible, dans l'air mouvementé, de la mer vers la terre, soit se noyer dans la terre ou soit reposer dans une baleine-tombe – cela pour dire vivement la mort de l'amour, de leur flamme car les quatre éléments dialoguent. Elle remonte au bouquet d'amour inaugural quand tout se touchait physiquement et sémantiquement, mais maintenant c'est depuis l'aval, depuis le sens : or « ço que je di estre ne puet », ce que je dis ne peut pas être.

Alors elle fait signe à son double sur la rive, Iseut aux Blanches Mains : si le monde ne peut s'unir d'amour pour répercuter la mort de deux amants, que le vent tombe, que la terre se sépare de la mer, que la sœur mal aimée donne la mort à l'amour qui est… Si l'amour réel qui meurt ne peut pas se prolonger dans un monde d'amour, alors que l'amour qui n'est pas (partagé), la sœur mariée, mette fin à l'amour. Si les limites séparent sans retour, que la mort fasse son œuvre. Si la peau merveilleuse… Le poème n'étant plus possible, le roman se termine. La double négation (vous ne pouvez mourir sans moi…) qui n'est pas tout à fait en poésie une affirmation, plutôt un double tour sur un secret, se retourne en déclarative dans les derniers mots auprès du corps de Tristan :

 

Mort estes pur la meie amur,

E jo muer, amis, de tendrur.

De meisme le beivre avrai confort.[10]

 

Vous êtes mort de mon amour, je meurs de tendresse (…) j'aurai cordial du même breuvage. Puis le narrateur :

 

Cors a cors, buche a buche estent,

Sun espirit a itant rent

Tristrans murut pur sue amur,

E la bele Ysolt par tendrur.[11]

 

Corps à corps, bouche à bouche, elle rend son dernier souffle (…) Tristan mourut pour son amour, et la belle Iseut par tendresse.

La rime est genrée – mais quel même breuvage que Tristan Iseut a-t-elle bu ? 

 

On peut voir dans le mythe une contestation courtoise du mariage arrangé, matérialiste, une tension entre société celtique où la filiation est ouverte au matriarcat (Tristan fils de la sœur de Marc aurait dû hériter de la couronne) et société gauloise patriarcale, une tension entre vassal et seigneur, entre éros et amour, passion et agapè.

Et percevoir souterrainement une autre trame. Les poèmes des troubadours et trouvères clivent la femme en idéale Marie ou en vénale Madeleine, Ave ou Eve, dames magnifiées du grand canso ou bergères violentées des pastourelles. Or les deux Iseut sont autres : Tristan aime et fait l'amour avec Iseut la Blonde, contre-Marie ; il épouse mais sans l'aimer et sans la posséder Iseut aux Blanches Mains, contre-Madeleine. Les femmes ne sont pas définies par la seule sexualité ou son refoulement.

Autres, elles parlent, et disent subtilement un sens sur l'amour, elles font la mort comme l'amour. Quand Iseut débarque, elle court vers Tristan puis l'embrasse puis meurt, on ne voit pas Iseut aux Blanches Mains. L'onomastique le dit, les deux femmes sont mêmes, ne peuvent se rencontrer. Tempête ou calme, parole des images impossibles ou parole des mensonges, elles sont les deux profils d'un même visage.

L'amour tristanien a en effet étrangement associé et dissocié trois axes qu'on pourrait arrêter provisoirement ainsi : Iseut la mère, le corps, le moi, le signifiant ; Iseut l'épouse, la raison, le soi, le signifié ; Iseut l'amour, le cœur, le toi, le point de rencontre du signifié et du signifiant. Quand Iseut la Blonde a épousé Marc, elle est devenue une figure de mère. Le consanguin du nom propre l'a emporté. La langue s'avère maternelle, sonore, tragique : Tristan aime Iseut, reine d'Irlande ou épouse de Marc, il ne peut sortir de la mère.

Puis l'amour transgressif, la vie adultère transfère la relation maternelle sur la nature liée à la langue qui est autant sonore qu'image, autant physique que signe : la langue naturelle, commune, plus libre, comme on a vu lors de la scène du philtre. L'épisode de la forêt du Morois manifeste cette ambiguïté, entre régression et progression : les amants remontent à un état de nature, vivant au jour le jour au sein d'une nature hostile et nourricière qui les fait voir comme le premier couple biblique, frère et sœur.

Dans la dernière partie, en Bretagne, il y a retour manqué à la langue maternelle : 

 

Car Ysolt as Blanches Mains volt

Pur belté e pur nun d'Isolt.[12]

 

Tristan veut Iseut aux Blanches Mains pour sa beauté et pour son nom. Le poème le redit à plusieurs reprises, il ne l'aurait pas épousée sinon. Or il va connaître une « amère » désillusion : le nom ne fait pas l'amour, ni l'apparence l'être. On se dit alors que ça pourrait aussi bien être une délivrance car en ce cas l'inceste maternel avec Iseut la Blonde s'éloigne. Mais ça n'est pas sûr : Tristan est triste et ne fait pas l'amour avec Iseut la vierge.

En épousant volontairement un beau nom et un beau corps, il n'a pas retrouvé l'amour, il a au contraire perdu les ambiguïtés qu'on a vues : ambiguïtés d'être, avec l'autre d'un être, dans une langue qui met au monde les parents du monde, langue troublante entre nature et culture, entre être et imaginaire. « Car il veut Iseut… pour… » : Tristan est désormais réduit aux apparences et à la logique. Il a séparé l'ambiguïté entre nom propre et langue vive et commune, elle-même oscillant entre objet et sujet. Il a trahi l'amour, la poésie ; le réel a perdu son pluriel axial, et son moyeu : le pouvoir de n'être pas.

Quand Iseut sur mer conjure les éléments de se marier, elle essaie de réparer et de retrouver cette langue plurielle qui dégageait du son-sang incestueux, qui mettait au monde et que l'on mettait au monde, image poétique, entre être et n'être pas – qui peut-être éclaire aussi l'épisode dit de la salle des images, où Tristan parle à un portrait d'Iseut. Si la prière part d'une séparation, celle d'Iseut part de la séparation entre son et jaillissement des sens.

Le roman contredit les Idées-mots universels. La langue vivante est du côté du monde commun où les dimensions énigmatiques du profond et du temps sont attestées quand elles se croisent, nous renommant et nous altérant. Iseut a beau essayer de jeter un pont, une métaphore entre mer et terre, entre irréel et réel, femme et homme, elle ne peut retrouver l'ambiguïté eidétique d'une langue naturelle qui se fait à deux et in progress dans le temps. « Cela ne se peut » : « ço que je di estre ne puet »…: dit et interdit ne se frôlent plus merveilleusement, Iseut a été rejetée dans une langue monolithique. Alors la langue maternelle revient malignement : amor rime avec… Le jour ne peut plus se marier avec la nuit, la voile sera noire. Le Tristan en prose va pouvoir commencer.

 

Thomas est l'auteur du roman, Tristan le héros, cependant le roman a une trame féministe en ce que les clés essentielles passent d'Iseut en Iseut. Elles incarnent une interrogation sur l'amour, montrant que la confusion doit l'emporter, qui n'est ni fusion ni séparation. Et elles sont une interrogation sur le poème. Les trois Iseut sont distinctes des Moires, des Grâces, des Gorgones… : elles manifestent les différents degrés de rencontre entre langue et amour. Le roman finit faute de poésie, de ne pouvoir marier des mots découpés par l'amour tristanien, de n'avoir plus qu'une rime. C'est pourquoi Iseut se résigne à boire le même boire que Tristan-Atropos : un breuvage qui, n'étant plus trouble, ne peut plus troubler.

 

                                                                      *

 

Dans la Folie Tristan d'Oxford, le narrateur dit que le château de Tintagel disparaît pendant les solstices, quand il semble que tout va disparaître ou que tout va apparaître. La nature parle au XIIe : si nous avons été créés, c'est dans elle. Nous ne sommes pas les autres de la nature à laquelle nous ne sommes pas complètement non plus. D'où en poésie les jeux sonores inauguraux, la peau des mots ou d'amour, d'où les entrées printanières en même ou en différence avec le cœur du troubadour. L'orage et le calme plat ont à voir avec cela : les deux Iseut disent à la conjointure de l'apparaître et du disparaître, du temps vif et du temps mort, que être humain a à voir mortellement avec la nature. Si nommer c'est créer et un peu tuer, il est difficile de vivre avec le meurtre. Le roman de Thomas cherche à suspendre le choix : entre le philtre poétique qui dit le pluriel depuis un même et le récit qui sépare, énumère et fonctionnalise – mais sans pouvoir quitter le même son originel. On appelle « roman » un récit en langue romane et en vers : celui de Thomas raconte cette tension entre concentration poétique et récit, récit aporétique qui voudrait dire clairs et définis des visages que baigne encore la pénombre d'être. Quand les deux Iseut sont au bord de se voir, on devine que l'une l'autre sont l'ombre de l'autre l'une. Thomas raconte peut-être cette contradiction : le roman ne peut avoir densité poétique et déroulement narratif, Iseut ne peut être à la fois signifiant multiple, et signe singulier s'unissant à un autre signe. Ces deux mystères dans un poème seraient une image qui allitère, dans un roman c'est inceste et polygamie. Ainsi Thomas par la main d'une femme nous offre une fleur qui n'est ni la mer, ni l'amour, ni la mort mais leur lien, un poème qui ensemble les interroge.

Nathalie Riou

 



[1] Rosmarie Waldrop, La Reproduction des profils, trad. J. Roubaud, Éditions Melville, Paris, 2003, p. 76.

[2] Tristan et Iseut, Les poèmes français, La saga norroise, Paris, Le Livre de poche, 1989, p. 330.

[3] Ibid., p. 332.

[4] Ibid.

[5] Folie Tristan d'Oxford, op. cit., p. 242.

[6] Ibid.

[7] Paul Celan, « Matière de Bretagne », Grille de parole, trad. Jean-Pierre Lefebvre, Gallimard, 1998, p. 147.

[8] Tristan et Iseut, Les poèmes français, La saga norroise, op. cit., p. 476.

[9] Ibid.,p. 470.

[10] Tristan et Iseut, Les poèmes français, La saga norroise, op. cit., p. 480.

[11] Ibid.

[12] Ibid., p. 348.


Retour : Études