La forge de Trassard

RETOUR : Coups de cœur

Pierre Campion. Compte rendu du livre de Jean-Loup Trassard, Neige sur la forge.
© : Pierre Campion.

Mis en ligne le 4 juillet 2015.

Autre compte rendu pour un livre de Jean-Loup Trassard : Dormance, 2000.

Autre compte rendu pour un livre de Jean-Loup Trassard : La Composition du jardin, 2003.

Autre compte rendu pour un roman de Jean-Loup Trassard : La Déménagerie, 2004.

Autre compte rendu pour un livre de Jean-Loup Trassard : Nuisibles, 2005.

Autre compte rendu pour un livre de Jean-Loup Trassard : Conversation avec le taupier, 2007.

Autre compte rendu pour un livre de Jean-Loup Trassard : Sanzaki, 2008.

Autre compte rendu pour un livre de Jean-Loup Trassard : Causement, 2012.


forgeron Jean-Loup Trassard, Neige sur la forge, Gallimard, 2015.


La forge de Trassard

Un monde en noir et blanc

À Dominique Vaugeois

Blanc sur noir, la neige tombe sur la forge, le jour où le forgeron allume une dernière fois, pour cause de retraite. Il parle à l'auteur, ils se parlent tous deux aux lecteurs.

Toujours présent dans les livres de Jean-Loup Trassard, jusqu'ici l'auteur se tenait plutôt un peu en arrière de ses fictions. Avec Neige sur la forge, voilà qu'il parle directement à ses lecteurs, qu'il s'inquiète de leurs perplexités, qu'il répond à leurs demandes d'éclaircissements, qu'il les exhorte à comprendre : « Attendez, je vous explique mieux… Ne partez pas, vous verrez mieux quand je vous aurai montré les outils… ». Lecteurs en 2015 dans la collection Blanche chez Gallimard, ils n'ont jamais séjourné dans un bourg de Mayenne vers les années 1930, ni après. Même, les habitants de ces campagnes ne veulent plus avoir été de ces lieux et ces temps-là…

Le problème, pour Trassard, n'est pas nouveau. Faire entendre à tous son taupier, ou son homme des haies, ou les ruraux de La Déménagerie dans leur mode de vie, dans leur pensée et dans leur langue, ce n'était pas donné et il y fallait souvent des détours. Peut-être le métier du forgeron, plus technique et plus retiré que les travaux des champs, appelle-t-il en lui-même des explications directes. Mais plutôt sans doute, à mesure que le passé s'éloigne à plus grande vitesse, l'écrivain sent-il que l'écart entre le monde de ses lecteurs et celui de ses personnages est devenu béant : d'année en année, ses livres paraissent nous parvenir de plus loin, ils sont à l'épreuve de l'époque. Celle-ci presse, bientôt peut-être Trassard n'aura plus personne à qui parler. Telle est sa solitude : voilà qu'il ne sait plus pour qui il écrit — et qu'il doit l'avouer :

Si je savais qui vous êtes, lecteur, cela me faciliterait l'écriture, parce que, là, en commençant, je ne sais pas à qui je parle. À qui j'écris, quoi. Fait-on une lettre sans connaître le destinataire ? Plus tard, quand vous en aurez assez entendu, je veux dire si vous êtes toujours là, nous serons rapprochés, presque si j'osais des amis !

Certes tout écrivain en est à s'interroger dans le noir sur la réalité de sa relation avec ses lecteurs, et à se lire lui-même comme un autre. Mais désormais quelque chose se fait voir à plein dans Trassard, qui y était mais qui ne s'explicitait pas à ce point, c'est le doute sur la possibilité même d'une relation et, inversement — presque compulsivement —, l'affirmation de sa confiance en la force de l'écriture : puisque la chaîne est rompue, je la forgerai à nouveau, je retiendrai dans mon monde ces lecteurs que je ne connais pas et qui ne me reconnaissent plus. Tout de suite, leur parler, les saisir là un peu brutalement par la bride et les arrêter, et leur parler encore, page après page, établir un lien d'apprivoisement, faire qu'il plaise à chacun « de nous suivre, celui qui tenait le marteau, celui qui tient la plume » (les deux mains, un souvenir de Rimbaud). Maréchal-ferrant, telle est la métaphore de l'écrivain choisie pour se présenter lui-même : capturer le lecteur, puis lui parlant toujours pour éviter la ruade et la fuite, l'enserrer dans l'appareil de contention appelé « le travail » : au son du métal et à l'écoute de la bête, la tenir et l'instruire par rognures et soudures, ajustements, digressions et raccords. Travail en force et en finesse, dans la matière de la langue demeurée commune — encore heureux !

Lecteurs, je ne vous connais toujours pas, tandis que vous qui avez lu jusqu'à cette page connaissez mon désir de mêler forge et mots, c'est une soudure à chaude portée, afin de vous faire entrer à la forge rien qu'en suivant mes phrases. J'essaie de vous imaginer pour parler de plus près. Donc, accordez-moi encore votre attention car le travail devient délicat […].

Délicat le travail du forgeron quand il va commencer à clouer le fer sur le sabot, et aussi celui de l'écrivain en ce paragraphe.

Hésiode en Mayenne

Relevant le défi du Temps, le livre invoque en esprit la Théogonie et Les Travaux et les jours. Croisant souvent l'histoire d'Alexandre Houssais, le maréchal de la Mayenne, et celle d'Héphaïstos, le forgeron de l'Olympe, l'écrivain raconte d'abord l'enfance difficile et les apprentissages de son héros, et comment tout petit il fut abandonné à lui-même :

Héphaïstos fut précipité hors de l'Olympe par sa mère qui le trouvait trop laid, et boiteux déjà. Il serait mort si Thétis — c'est une fille de Nérée et Doris — ne l'avait soigné puis caché. Alexandre, lui, n'a pas été jeté mais placé. Sa mère, une fermière, attendait un huitième enfant quand leur père est mort. Elle ne s'est pas sentie de tenir avec ses enfants — cinq filles d'abord qui avaient quoi, l'aînée peut-être dans les quatorze ans —, elle a laissé la terre. Elle a mis ses enfants chez ceux qui voulaient bien s'en charger et elle a disparu, domestique chez les gens. Peut-on juger ? « Une bonne personne, travailleuse, mais qui n'avait pas le sentiment de la famille. Vous savez, c'était du pauvre monde », dit la femme d'Alexandre.

C'est là, chez un oncle et une tante sans enfants, qu'il se retrouva à l'âge de deux ans, cela se passait vers 1905[1]. L'oncle était forgeron. Voilà comment vint à l'enfant tombé si bas la vocation de ferrer les chevaux, comment il apprit ensuite le métier chez des patrons bienveillants, comment il s'est établi à son compte, comment il a retrouvé sa clientèle à son retour de prisonnier et comment il s'est adapté aux données nouvelles de l'économie campagnarde. À la forge, le travail est dur, les conditions de vie aussi : journées longues, exigences des clients, rémunération faible. Mais, dans son antre peu éclairé, Alexandre dompte les éléments : le feu bien sûr, l'eau dans laquelle on trempe le fer, l'air qu'on souffle sur les braises, la terre de laquelle on retire le fer et qui forme le sol sui generis de l'atelier. En son œuvre prométhéenne, cet Héphaïstos sait que son enclume sue, selon certaines intempéries ; il travaille sur la nature des choses ; il répond aux commandes des hommes, des chevaux et des saisons.

Pour l'avoir vu à l'enclume, je crois que la sûreté de ses gestes ne venait pas du savoir technique devenu une habitude mais d'une vraie et toujours vivante sensibilité à la matière, au fer.

Le forgeron vit avec les laboureurs mais pas comme eux ; c'est « un homme de métier » (pas eux, à leur idée), et ce métier leur reste mystérieux ; ils ont besoin de lui. Il connaît leurs chevaux et leur vie par d'autres biais et, à certains égards, mieux qu'eux. Redresser la démarche d'une jument par le jeu d'un ferrage, se faire obéir d'une autre que révoltent les mauvais traitements de son charretier, discerner les besoins de la jument de labour, de celle qui trotte sur les routes, de l'étalon sédentaire que l'on va ferrer chez lui. Avec son commis et son apprenti, auprès de sa femme qui tient les comptes, c'est une vie de famille, silencieuse, exigeante et accordée au feu central.

Alexandre est à toutes mains : il sait recharger les socs de charrue, affûter une hache ou faire un pied à une marmite, refaire entièrement une pièce hors d'usage. Il a inventé le moyen de transformer une râpe usée en faucille à bois, « et ça coupait ! ». Il est concentré et inventif. Pendant qu'il va du pied du cheval à ajuster son fer au feu, il réfléchit aux particularités de ce pied-là, il repense aux cas déjà vus, il éprouve dans sa tête des solutions. Il connaît les chevaux de toute la commune et au delà. Il se remémore les grandes journées des deux forgeurs de fers, lui et son commis :

« Une fois, on a forgé cent cinquante-deux paires dans la journée ! » Les chiffres comme celui-là restent en mémoire parce qu'ils ont été souvent racontés.

Il y a des dates dans l'histoire d'Alexandre.

Faire entendre, faire voir, faire penser

On ne comprend pas le forgeron tant qu'on n'entend pas les différents marteaux sur les différentes matières, les jeux du battre et du contrebattre, les duos à l'enclume du patron et de son commis. C'est l'effort de l'écrivain, c'est le défi qu'il relève en plusieurs pages, c'est la demande qu'il fait à ses lecteurs : d'imaginer les sons de son monde dans le moyen de ses mots, d'écouter en leur for intérieur les phrases de ceux qui lui parlent. De redire la parole d'Alexandre, inscrite dans celle de l'auteur. D'entrer et de demeurer dans une écriture polyphonique.

Noir sur blanc, l'écrivain ne lâche rien. Il s'enfonce dans la description des gestes et de leur nécessité. D'abord, en quelque sorte il les décompose, mot par mot : comment on distingue le fer de l'acier ; comment on chauffe le fer et à chaque fois pour quelle destination ; comment on prépare le sabot de la jument ; comment on pose un fer ; comment, l'hiver, on fabrique à longueur de jour les fers à poser à la saison de la presse et comment on les suspend par tailles au plafond, enfilés à portée de la main et de la mémoire…

Puis il va à de grandes scènes du métier. Ce sera, en collaboration avec le charron, la pose des bandages de fer sur les roues de charrettes : grandes journées d'été, à plusieurs hommes, passées à chauffer, à courber et à ajuster en cercles des barres de métal ; à les transporter brûlantes sur le bâti préparé des roues ; à les laisser se serrer sur le bois sans brûler celui-ci.

« Une fois, dit Alexandre, est-ce que c'était en 1935 ou 37, en tout cas avant la guerre, le temps devait être au sec, on a ferré trente-neuf roues en une après-midi, on a fini il faisait nuit, c'est le feu qui nous éclairait ! » Les chiffres comme celui-là, jamais oubliés, font encore sourire le forgeron.

Parmi les services rendus par le forgeron et ses aides, « surcouer » les chevaux de leur longue queue naturelle et mal commode. Couper non seulement les crins mais un bout de la queue elle-même, quinze centimètres de vertèbres, et cautériser aussitôt. Narration aussi détaillée que celles du ferrage, nulle cruauté chez des hommes qui par ailleurs désapprouvent les mauvais traitements aux bêtes, travail humain sobrement rapporté. À lire cela, notre mouvement de recul nous en apprend au moins autant sur notre monde que sur le leur.

Tel était l'univers que nous avons quitté tout récemment en somme, où des parents laissaient des enfants à une autre famille, où les enfants travaillaient à douze ans, où le commis dormait dans une grange avec les animaux ou, pire encore, sous l'ardoise, dans des réduits frigorifiés (il est vrai que tel ou tel, « dans une tranchée du Nord, devait le regretter, son mauvais grenier à foin ! »). Dans les voix tressées de l'auteur et d'Alexandre — et parfois de sa femme —, ce monde se raconte tout uniment, et c'est bien le seul ton qui convienne en effet à ce qui a été comme il a été.

Il reste encore des personnes qui vécurent dans les dernières années de ce monde-là : serions-nous les derniers lecteurs de Trassard ? Avec lui, nous nous posons stupéfaits la question : que s'est-il passé pour que bascule, sous nos yeux, tout un âge de l'existence humaine ? Les historiens et les sociologues ont leurs réponses, qui ne sauraient nous persuader vraiment. Celles des anthropologues non plus, même s'ils nous disaient que l'homme lui-même a changé, que la définition de l'espèce est à revoir, — ce qui ne serait d'aucune explication. Car cela reviendrait à démontrer que les choses sont comme elles sont (elles n'en ont nul besoin) et à détailler par raisons pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien : cette question-là s'impose dans un en deçà ou dans un au-delà de toute réflexion.

 

Trassard prend la voie pour ainsi dire héroïque de la littérature. Il met ses pas dans ceux d'Hésiode et dans la lumière du mythe ancien. Il se confie à la littérature telle qu'elle existe presque depuis toujours : il s'en remet, décidément et activement, à son pouvoir de constatation et d'invention. Quand on a posé la question du ce qui s'est passé et qu'on la maintient ouverte à toute force, la réponse vraie consiste à dire les choses, sans plus, dans des histoires que tous devraient pouvoir comprendre.

Pierre Campion



[1] Par déductions et recoupements : Alexandre Houssais est né vers 1902, il raconte son histoire à l'auteur dans les années 1970.

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