RETOUR : Ressources communes

RETOUR : Études

 

Pierre Campion : L'expérience du sacré dans Philippe Jaccottet

Ce texte reprend un article paru dans la revue Travaux de Littérature publiée annuellement par l'ADIREL, TL XXI, 2008, La Spiritualité des écrivains.

Autres pages de ce site sur Philippe Jaccottet :
Jaccottet : une critique de l'image poétique
Et sept études brèves sur les textes suivants :
Images plus fugaces…  J'ai de la peine à renoncer aux images…
Fleurs couleur bleue…  Le soir venu…
Ces paysages, j'y insiste… Les daucus
Encore des fleurs…

Mise en ligne le 2 avril 2011.

© : Pierre Campion.


« Dieu perdu dans l'herbe »

L'expérience du sacré dans Philippe Jaccottet

Images plus fugaces

que le passage du vent

bulles d'Iris où j'ai dormi !

 

Qu'est-ce qui se ferme et se rouvre

suscitant ce souffle incertain

ce bruit de papier ou de soie

et de lames de bois léger ?

 

Ce bruit d'outils si lointain

que l'on dirait à peine un éventail ?

 

Un instant la mort paraît vaine

le désir même est oublié

pour ce qui se plie et déplie

devant la bouche de l'aube[1]

 

Rarement un écrivain aura dévoué toute son œuvre — de poète, d'essayiste, de critique, de traducteur même — à une expérience aussi ténue, aussi fugace que celle de ces apparitions-là. Qu'il s'agisse du voir (« L'œil:/ une source qui abonde » p. 112), de l'entendre (« les humbles voix/ d'invisibles oiseaux » p. 130), du sentir (« Dans la poussière de l'après-midi/ dans l'odeur du fumier/ dans la lumière de la place[2] » p. 150), du toucher même (« Sa rosée sur nos murmures/ nos sueurs » p. 136), en dernière instance Jaccottet ne parle, presque toujours, que de ces minuscules et fugitives manifestations d'une certaine présence. Ceux de ses contemporains — au sens large — qui se sont risqués aux parages de l'altérité (Char, Ponge, Bonnefoy, Dupin, du Bouchet, et de moins connus…) ont leur place privilégiée dans ses chroniques[3], il a aussi ses poètes en d'autres langues, qu'il traduit de préférence (Homère, Hölderlin et Rilke, Ungaretti et Leopardi, G—ngora, Mandelstam, Musil[4]…), il a ses peintres, graveurs et dessinateurs (Cézanne, Morandi, Palézieux…), ses musiciens (Monteverdi, Purcell, Schubert…) ; mais toujours il s'agit de cela qui, sous diverses espèces et en différentes occasions, nous touche et nous fait signe, non pas comme la grâce d'une transcendance mais comme un trait survenant en la pleine réalité de notre monde : l'Autre mais non ailleurs, l'Éternité mais maintenant. Non, de ces apparitions, tout n'est jamais définitivement dit[5], et cela fut clair dès le début[6] : explicitée ou non, une certaine question se pose et repose sans cesse, à neuf : « Qu'est-ce qui…[7] ? » ; une question déjà en elle-même sans doute trop aventurée, et qu'il ne faut jamais laisser se développer en réponse informée, ni même se figer en suggestion ou en supposition implicite d'un sujet personnel, d'un Être dénommable et qualifiable, substantiel.

« Qu'est-ce qui… ? »

Évoquer sans décrire ; poursuivre sans obséder — ni s'en obséder ; actualiser sans figer et réaliser sans réifier ; invoquer sans prier ; penser, mais sans catégories : c'est le royaume de toutes les précautions (« on dirait », « se pourrait-il ? », « peut-être », « comment dire ? »…) ; des hésitations (« Feuilles ou étincelles de la mer/ ou temps qui brille éparpillé » p. 125) et des scrupules (« J'ai de la peine à renoncer aux images » p. 137) ; des suppositions (« On imagine une comète/ qui reviendrait après des siècles/ du royaume des morts[8] ») ; des approximations (« ce sont des globes suspendus […] des lampes que le temps allume […] des perles parmi l'herbe […] des pendeloques […] » p. 119) ; des simples déictiques (« J'aurai cette marque sur moi/ de la nostalgie de la nuit » p. 141, « ces eaux, ces feux ensemble dans la combe » p. 125, « ce qui se ferme et se rouvre » p. 127, « ce qui brûle en déchirant l'air » p. 110), et de telle brusque suspension :

La lyre de cuivre des frênes

a longtemps brillé dans la neige

 

Puis, quand on redescend

à la rencontre des nuages,

on entend bientôt la rivière

sous sa fourrure de brouillard.

 

Tais-toi : ce que tu allais dire

en couvrirait le bruit.

Écoute seulement : l'huis s'est ouvert[9].

Voilà : par le seul jeu du temps d'un verbe, ne faire en dernier vers que noter l'état présent et presque purement ponctuel d'un mouvement qui a eu lieu, désigner ainsi et indirectement le mouvement lui-même désormais hors d'atteinte de ce qui ouvrit sur l'une, celle-ci, des voix du monde. Le poète est toujours un peu en retard sur l'avènement, et même de plus en plus en retard puisque, plus de vingt ans après ses premiers essais, il en est maintenant à déplorer la perte du désir pour ce qui se fermait et rouvrait :

Voilà que désormais

toute musique de jadis lui monte aux yeux

en fortes larmes :

 

« Les giroflées, les pivoines reviennent,

l'herbe et le merle recommencent,

mais l'attente, où est-elle ? Où sont les attendues ?

N'aura-t-on plus jamais soif ?

Ne sera-t-il plus de cascade

pour qu'on en serre de ses mains la taille fraîche ?

 

Toute musique désormais

vous bâte d'un faix de larmes. »

 

Il parle encore, néanmoins,

et sa rumeur avance comme le ruisseau en janvier

avec ce froissement de feuilles chaque fois

qu'un oiseau effrayé fuit en criant vers l'éclaircie[10].

Cependant, comme on le lit ici, cette perte elle-même, cette sécheresse de l'être, cette traversée du désert et de l'acédie, cela même devient le motif du chant, comme si, le temps passant avec la vertu purificatrice de son œuvre propre, se révélait la vraie nature de l'expérience, « après beaucoup d'années[11] » mais telle en fait que depuis le début : telle qu'elle se forme à la rencontre d'un désir et de quelque chose qui se laisse désirer, telle que, par là certes, elle prête à un certain soupçon avant de renaître dans et de la tristesse, le souçon de n'être, de n'avoir toujours été, que l'illusion née d'un désir. Comme dans l'amour, quand le désir s'efface, alors la présence s'enfuit : c'est ce que dirait ce poème, n'étaient sa dernière strophe et le seul fait de son existence, que ces derniers vers pour ainsi dire se bornent à constater, avec un soulagement.

Une critique de la raison poétique

Reprenons. À partir de La Promenade sous les arbres[12], puis avec les Éléments d'un songe[13] et les Paysages avec figures absentes[14] ou encore dans À travers un verger[15], en de belles proses remarquables de précision et de scrupuleuse honnêteté, Jaccottet n'a cessé de cerner mais aussi de critiquer une certaine expérience poétique, la sienne : de rechercher ses modes et les conditions de sa validité.

Dès La Promenade sous les arbres, se signalent ensemble les éléments principaux de cette critique : la disposition justement à cette réflexion, qui devait dès lors accompagner continûment l'écriture des poèmes et la servir[16] ; la constellation presque définitivement stable des « nobles guides » (Novalis, Hölderlin, Rilke, Musil[17]…) ; l'analyse (en prose) de cette expérience nouvelle du monde[18] ; le lien organique, au sein de cette expérience, entre la perception du monde et l'expression en poème ; les conditions pour ainsi dire morales de l'écriture poétique[19] ; la méfiance, qui demeurera, à l'égard des images poétiques, pour « la facilité excessive avec laquelle [elles] obéissent à nos désirs[20] » et l'interposition qu'elles produisent entre le monde et le poète ; — et surtout, et commandant toutes les autres conditions de validité, la recherche obstinée de ce qui se fait jour dans cette expérience poétique.

En effet, Jaccottet s'attache très tôt à déployer ce que l'on pourrait appeler une critique du sacré :

Il semblerait qu'en nous éloignant de l'origine, nous nous soyons en effet éloignés aussi d'une source de force, d'un centre de vie, d'une espèce de plénitude intérieure. […] Faudrait-il donc souhaiter simplement le retour des dieux, Mais on s'égare dans la nostalgie des anciens rituels et de la poésie sacrée ; d'autre part, il est impossible de ne pas voir aussi la grossièreté des idoles qui, sous prétexte de nous libérer des anciens tyrans, trônent, couvertes de sang et d'or, sur le socle de notre siècle[21].

Et, plus loin :

Peut-être ne pouvons-nous plus, maintenant, nommer Dieu (et il serait vain de perdre son temps à le déplorer) ; infiniment éloignés de la source et remplis de méfiance à l'égard des fades images qu'on nous en donne, si nous cherchons honnêtement des yeux ce qui reste d'elle, nous n'en trouvons que des reflets fugaces ; et du tonnerre du Sinaï, nous n'entendons plus qu'un murmure intermittent[22].

Ainsi marche le poète, en sa prose, vers une épuration progressive de l'idée de Dieu, à travers, dirait sans doute quelqu'un comme Ricœur, la traversée éprouvante du soupçon que l'époque de Marx, Nietzsche et Freud fait porter sur toute espèce de sacré :

[…] se révèle à moi, sans autre caution, sans autre preuve que mon bonheur et la force que j'y puise, quelque chose qui a été appelé Dieu depuis toujours ; mais non pas une Puissance de la Nature, non pas un monstre, non pas la Raison, non pas Zeus ou Jehovah ou Allah, non pas Christ ou Bouddha ; pas davantage l'Âme du Monde, l'Humanité, l'Avenir… mais cela, pour être détaché de toute histoire et de tout lieu, n'en est pas moins, n'en est que plus irrésistible, présent et fort : Insaisissable plus certain en un sens que tout ce que l'on pourrait saisir. Insituable partout présent[23]

Ce qui valide cette affirmation contre toute formulation soupçonneuse, c'est que justement elle se pose après le doute et grâce à lui et en lui, dans ce qu'atteste de l'altérité la diction seule du poème, laquelle ne répond au « Qu'est-ce que ? » qu'en lui donnant à chaque fois une nouvelle et différente formulation :

Je crois ceci : qu'en fin de compte, la meilleure réponse qui ait été donnée à toutes les espèces de questions que nous ne cessons de nous poser, est l'absence de réponse du poème. À mon inquiétude, à mes doutes, à mon ignorance, même à mon dégoût, certains jours, ce qui s'oppose le mieux, ce n'est ni un traité de la Sagesse, ni un sermon sur Dieu ; ce n'est pas non plus une formule savante, un axiome autoritaire ; mais bien, quoi que j'en aie, et encore que j'aie tant souhaité aller au-delà, quelque poème long ou bref, ce poème ne serait-il à son tour qu'une question, la question même que je me posais. Pourquoi ? Parce que dans le poème la question est devenue chant et s'est enveloppée dans un ordre sans cesser d'être posée[24].

Ainsi vient à s'écrire, dans Éléments d'un songe, à la fin de la partie « Dieu perdu dans l'herbe », une sorte de profession de foi : 

Sur la terre sont dispersés les ossements des dieux ; je ne veux ni les bafouer, ni les déterrer. […] c'est l'incertitude qu'il nous faut dire, la vie dans les ruines, sans pleurer sur des puissances détruites, sans nous échiner à les restaurer. […] Peut-être faut-il moins encore. L'herbe où se sont perdus les dieux. Les très fines pousses d'acacia sur le bleu, presque blanc, du ciel plus mince qu'une feuille. L'hiver. Être un homme qui brûle les feuilles mortes, qui arrache la mauvaise herbe, et qui parle contre le vide[25].

En 1970, dans les Paysages avec figures absentes, et placé principalement sous les références d'Hölderlin et de Rilke, le thème du divin se développe encore jusqu'à prendre presque toute la place : constamment il y est dit que, maintenant, les figures de Dieu littéralement brillent par leur absence. Dans un monde désormais désenchanté, et justement parce que désenchanté, parce que privé, par le genre d'oubli propre à notre âge, de ses représentations trop humaines et trop démonstratives, le sacré peut enfin apparaître en toute sa vérité :

[Ces paysages] m'avaient paru simplement cacher encore (quand bien même il n'y aurait plus eu en eux le moindre monument, la moindre ruine, la moindre trace du passé humain) la force qui s'était traduite autrefois dans ces monuments, et que je pouvais à mon tour espérer recueillir, essayer de rendre à nouveau plus visible. Peut-être même était-ce parce qu'il n'y avait plus en eux de marques évidentes du Divin que celui-ci y parlait encore avec tant de persévérance et de pureté… mais sans bruit, sans éclat, sans preuves, comme épars. C'est ce que j'ai voulu dire à la fin d'un petit poème où le regard, entre les arbres, croyait s'avancer d'une grotte de verdure à l'autre, jusqu'à la plus lointaine, mystérieuse, comme sacrée, où l'on eût attendu en d'autres temps quelque stèle :

Peut-être maintenant qu'il n'y a plus de stèle,

N'y a-t-il plus d'absence ni d'oubli…[26].

En même temps, et logiquement, une fois le regard retourné du monde vers sa source, c'est-à-dire vers lui-même, le poète peut écrire :

En fait, de toutes mes incertitudes, la moindre (la moins éloignée d'un commencement de foi) est celle que m'a donnée l'expérience poétique, c'est la pensée qu'il y a de l'inconnu, de l'insaisissable, à la source, au foyer même de notre être. Mais je ne puis attribuer à cet inconnu, à cela, aucun des noms dont l'histoire l'a nommé tour à tour[27].

Car c'est une seule et même démarche, que nous dirions post-nietzschéenne dans l'esprit, de reconnaître trois faits :

1. que la disparition des monuments matériels du divin est finalement le signe le plus sûr de sa pérennité ;

2. que le désir du divin, lui, est réel et vrai, — vrai, et fondateur, parce que réel ;

3. que le poème est la trace solide et probante de cette expérience du divin, en tant qu'il appartient organiquement à cette expérience et qu'il l'inscrit dans l'espace de nouveaux signes, eux de parole, moins monumentaux mais plus convaincants.

Ce dernier point, en somme tous les poèmes de Jaccottet le disent, fût-ce par allusion ou par prétérition, par exemple celui-ci :

Quelqu'un tisse de l'eau (avec des motifs d'arbres

en filigrane). Mais j'ai beau regarder,

je ne vois pas la tisserande,

ni ses mains même, qu'on voudrait toucher.

 

Quand toute la chambre, le métier, la toile

se sont évaporés,

on devrait discerner des pas dans la terre humide[28]

Par lui-même, et en lui-même, le poème est à la fois le lieu, la trace et la preuve, précaire mais ferme, de l'événement.

Ainsi se trouve relevé et vengé le défi de ce que Jaccottet appellera « une insulte du néant » : « [le] développement prodigieux du savoir, une multiplicité de doctrines contradictoires ou divergentes, une accumulation d'événements en apparence chaotiques, et une accélération de l'évolution qui semblent décourager tout effort sérieux de synthèse et toute prévision[29] ». Ainsi, peut-être, se trouverait justifié le titre de son récent recueil, lequel joint encore une fois l'exercice et la critique de la poésie : Et, néanmoins[30], un titre que nous aimerions situer dans la lumière de la phrase de Spinoza, At nihilominus sentimus experimurque nos aeternos esse, telle qu'ainsi développée, dans l'esprit du philosophe de la joie par l'espèce d'héroïsme qu'il y dans la connaissance du plus haut degré : Et néanmoins, et malgré tout, nous sentons et nous expérimentons, par et dans nos faiblesses et nos manques, par et dans les limites mêmes de nos vies en tant que clairement connues et reconnues, que nous sommes éternels.

Une poétique de l'absence

Mais comment l'événement s'effectue-t-il en poème ?

À nouveau, reprenons. Quelque chose — à défaut de quelqu'un — se manifeste, non par une profération, mais selon un souffle, un rythme… :

[…] une espèce de rythme, l'observation d'une mesure indubitable et pourtant lointaine, une musique […] ; il faut bien dire mesure, parce que cela peut signifier à la fois une ordonnance du temps et de l'espace, parce que cela comporte l'idée d'une règle, d'une certaine sévérité, et aussi l'idée d'une sagesse, proche de la modestie. […] je devrais dire le pas d'un dieu, la respiration d'un dieu entendus dans un moment de grand silence intérieur […][31].

Dans ces pages d'Éléments d'un songe, une image se déploie, un mythe plutôt, celui d'une procession solennelle, s'avançant au « pas léger de l'Insaisissable » et au « roulement d'un bas tambour invisible », avec des bannières déchirées, des armures, tout l'appareil cérémoniel d'une marche funèbre qui serait la proclamation d'une éternité… En quelque sorte tout naturellement, cette procession d'un dieu transfuse en la prosodie d'un verbe :

Il ne s'agit pas pour moi d'analyser cette expérience, mais de la refaire en parlant, dans un état où la conscience claire et des mouvements plus obscurs s'associent pour le choix des mots. Immanquablement […], et comme en premier lieu, ces mots chantent : c'est leur premier devoir. À la mesure que j'ai perçue répond nécessairement cette mesure du vers, et sans doute y répond-elle selon ma nature, selon les dispositions de mon oreille intérieure […][32].

Tout se passe, semble-t-il, à l'endroit d'une certaine limite :

Toute fleur n'est que de la nuit

qui feint de s'être rapprochée

 

Mais là d'où son parfum s'élève

je ne puis espérer entrer

c'est pourquoi tant il me trouble

et me fait si longtemps veiller

devant cette porte fermée

 

Toute couleur, toute vie

naît d'où le regard s'arrête

 

Ce monde n'est que la crête

d'un invisible incendie[33]

Sous les occurrences très diverses de tout ce qui révèle une frontière où se joue la dynamique d'une espèce de poussée (vitre, eaux et rivières, vols d'oiseaux ou vent dans des roseaux, herbe, neige, écorce d'arbre, lune d'hiver…), à l'encontre du réel immédiat, le centre affleure en surface, l'être pousse à l'apparaître, l'illimité suscite sa limite[34]. C'est même, selon Jaccottet, dans un passage qui évoque en particulier Guillevic et Follain, et qu'il la tire à lui ou non, un trait de la poésie moderne :

On comprend mieux maintenant de quelle sorte de réalisme il s'agit dans la poésie moderne : non pas simplement d'un minutieux inventaire du visible, mais d'une attention si profonde au visible qu'elle finit nécessairement par se heurter à ses limites ; à l'illimité que le visible semble tantôt contenir, tantôt cacher, refuser ou révéler. Même hors de tout déploiement de ressources prosodiques, même hors de toute comparaison, dans la plus simple mise en rapport, […] nous est rappelé, de façon plus ou moins immédiate, subtile, discrète, quelque chose qu'il faut bien appeler (si prudent soit-on) l'être, ce point central d'extrême densité où tous les contraires se fondent, ce foyer d'où rayonne une lumière inoubliable[35].

En même temps, cette lyrique de la présence avoue l'effort du regard poétique à susciter l'être et par là ranime le soupçon que nous avons déjà évoqué : cet être-là ne serait-il pas le pur fantasme d'une conscience en proie au désir ou à la nostalgie ? Ou bien ne devons-nous pas maintenir l'idée d'une limite où se résoudrait, à tels instants, le double effort, l'un vers l'autre, d'un sujet et d'une présence ?

Proposons plutôt une interprétation selon laquelle il s'agirait moins de la manifestation d'une Présence que d'une expérience de la perte, de « la perte perpétuelle » — expérience, elle, parfaitement réelle : l'expérience du sacré tel qu'il se perd, non pas seulement historiquement comme on le disait plus haut, mais en ce que tout sacré ne peut s'éprouver, de toujours et aussi bien chez les mystiques, que dans son retrait, c'est-à-dire dans le mouvement même de son éloignement. Ici le sens de la perte importe plus que ce qui aurait été perdu :

Peu m'importe le commencement du monde

 

Maintenant les feuilles bougent

maintenant c'est un arbre immense

dont je touche le bois navré

 

Et la lumière à travers lui

brille de larmes[36]

Cela est bien une expérience du sujet, et celle-ci ne saurait faillir, car, au fond, rien n'est proposé d'autre ici que l'une des formes selon lesquelles s'impose à nous le fait de notre finitude, telle que celle-ci s'éprouve indubitablement, au regard de notre exigence — réelle et vraie — d'infini. Une forme dynamique et positive, et créatrice, et dépouillée des illusions anciennes qui pouvaient en occulter l'acuité et la vérité :

Que faut-il donc penser de tant de dieux entrevus, devinés dans le monde quand on se tourne vers la profondeur des temps ? Sinon qu'ils ont été alors, successivement ou concurremment, la forme plus ou moins fidèlement donnée par les hommes à une expérience comparable à celle qu'il m'était arrivé de faire en poésie ? Chaque statue de divinité est à la fois manifestation et trahison de l'énigme, aveu et apprivoisement de l'impossible, de ce qui échappe, menace et promet.

Devons-nous dire maintenant qu'il n'y a plus d'énigme, ou seulement, soit que nous lui tournons le dos […], soit que nous ne pouvons lui donner aucun nom, ce qui reviendrait à dire qu'elle nous échappe — et nous menace — plus que jamais, qu'elle a donc pris plus de pouvoir encore qu'au temps où elle était figurée, crainte, révérée. Quelquefois la seconde hypothèse me semble plus proche de la vérité[37].

La présence n'a ni temps ni lieu assignables hors de ce temps et de ce lieu où elle se dérobe, c'est-à-dire, en dernière analyse, hors du poème où elle se manifeste.

La condition de validité de la poésie ainsi entendue est ce que nous appellerions une ascèse de la parole. Qu'est-ce qui se dit sur cette limite où se forme un Verbe, c'est-à-dire là où le dieu, se confondant avec sa plus simple expression, s'institue dans le dépouillement d'un poème[38] ? Moins qu'un logos constitué, un murmure : le poème s'en va à dépouiller toutes les grandes prosodies et le poète à l'amuïssement de lui-même, comme il est dit très tôt dans ces vœux, mais encore en alexandrins :

L'effacement soit ma façon de resplendir,

la pauvreté surcharge de fruits notre table,

la mort, prochaine ou vague selon le désir,

soit l'aliment de la lumière inépuisable[39].

Néanmoins, dans ces modestes apocalypses, il y a encore du prophétisme, comme le rappelle telle image :

Je marche

dans un jardin de braises fraîches

sous leur abri de feuilles

 

un charbon ardent sur la bouche[40]

La parole du dieu est énoncée, mais d'une manière aussi dépourvue que possible d'assurance, d'éloquence, même si, dans le dernier poème des Leçons, il se trouve cet hymne :

Toi cependant,

 

ou tout à fait effacé,

et nous laissant moins de cendres

que feu d'un soir au foyer,

 

ou invisible habitant l'invisible,

 

ou graine dans la loge de nos cœurs,

 

quoi qu'il en soit,

 

demeure en modèle de patience et de sourire

tel le soleil dans notre dos encore

qui éclaire la table, et la page, et les raisins[41].

 

Prose ou poésie, et jusque dans ses traductions, entre le concept et la pure effusion, entre le discours et le silence, dans une région de la littérature qui s'établirait « entre Beckett et Saint-John Perse[42] », toute l'œuvre de Jaccottet jusqu'à maintenant cherche à moduler les inflexions d'une parole abouchée chaque fois à la disparition — en acte — du sens.

 

Encore aura-t-il fallu, à telle époque, avant de revenir, bien plus tard et comme tendrement, aux oiseaux et aux fleurs[43], traverser l'épreuve des deuils et en retirer de nouvelles leçons, douter de la parole et accepter les discordances des chants d'en bas (« Parler est facile, et tracer des mots sur la page,/ en règle générale, est risquer peu de chose[44] ») et même s'en maudire[45], pour aborder, dans la lumière d'hiver, à de nouvelles et interrogatives invocations :

La seule grâce à demander aux dieux lointains,

aux dieux muets, aveugles, détournés,

à ces fuyards,

ne serait-elle pas que toute larme répandue

sur le visage proche

dans l'invisible terre fît germer

un blé inépuisable[46] ?

Pierre Campion



[1] Philippe Jaccottet, Airs, dans le recueil Poésie 1946-1967, Poésie/Gallimard, p. 127. Toutes les indications de pagination non autrement précisées renvoient à ce recueil.

[2] Et encore, par exemple : « Toute fleur n'est que de la nuit/ qui feint de s'être rapprochée/ Mais là d'où son parfum s'élève/ je ne puis espérer entrer », id., p. 108.

[3] Philippe Jaccottet, L'Entretien des Muses. Chroniques de poésie, Gallimard, 1968 et Une transaction secrète. Lectures de poésie, Gallimard, 1987.

[4] Philippe Jaccottet, D'une lyre à cinq cordes. Traductions de Philippe Jaccottet 1946-1995, Gallimard, 1997.

[5] Philippe Jaccottet, Tout n'est pas dit, Le Temps qu'il fait, 1994, pp. 129-130 : « […] ce que je n'ai jamais réussi à dire encore, ces matinées brillantes, fraîches et vives dans le berceau des montagnes, ces jardins bruissants au pied des rochers, cet air animé comme de l'eau, où l'on entre comme dans le poudroiement d'une fontaine, d'une cascade, ce moment qui dure peu, au commencement d'un grand jour d'été. »

[6] Voir dans Éléments d'un songe, Gallimard, 1961, pp. 178-179, le texte intitulé « La Perte perpétuelle » : « Mais il fallait sans cesse recommencer et l'étrange était que ce fût à chaque coup plus difficile : au lieu de pouvoir profiter de certains avantages acquis, mettons un rythme, un mouvement, une unité de couleur ou de ton, rien à faire ! Tout était perdu, comme si quelqu'un d'autre, et non moi, avait écrit ces pages, ou les lisait maintenant. Tout au contraire, la vérité de ces pages déjà écrites […] me gênait en m'empêchant d'en retrouver une autre […]. »

[7] « Qu'est-ce qui passe ainsi d'un corps à l'autre ? » (recueil cité, p. 107), « Qu'est-ce que le regard ? » (p. 114), « Qu'est-ce donc que le chant ? » (p. 154)… Le neutre règne aussi dans les « cela », « ce qui », « ce que ». Rarement la question suppose un sujet personnel : « Qui chante là quand toute voix se tait ? (p. 60) ou bien : « Avant les premiers oiseaux/ qui peut encore veiller ? » (p. 111).

[8] Philippe Jaccottet, Pensées sous les nuages, « À Henry Purcell », Gallimard, 1983, p. 67.

[9] Id., dans la partie « Le mot joie », p. 48.

[10] Id., dans la partie « Le poète tardif…», p. 74.

[11] Philippe Jaccottet, Après beaucoup d'années, Gallimard, 1994. Avec, entre autres réflexions, celle-ci : « Beaucoup d'années : une masse énorme pour le monde ; pour nous, presque rien. […] persiste en vous […] l'intuition qu'il y a, l'espoir qu'il y ait une autre façon de compter, de peser, une autre mesure du réel dans le rapport qui se crée avec lui dès lors qu'il nous advient, en quelque manière et pour quelque part que ce soit, intérieur » p. 94.

[12] Philippe Jaccottet, La Promenade sous les arbres, Mermod, 1957, édition augmentée en 1961. Ce petit livre a été réédité à la Bibliothèque des Arts, 1997.

[13] Philippe Jaccottet, Éléments d'un songe, Gallimard, 1961.

[14] Philippe Jaccottet, Paysages avec figures absentes, Gallimard, 1970.

[15] Philippe Jaccottet, À travers un verger suivi de Les Cormorans et de Beauregard, Gallimard, 1984.

[16] « C'est à peu près à ce moment-là de mes tâtonnements, alors que le livre à faire hésitait entre le recueil d'observations, le discours solennel, la polémique et la confession, que […] je fus saisi, plus violemment et plus continûment surtout qu'autrefois, par le monde extérieur » La Promenade sous les arbres, op. cit., p. 18. Cette relation féconde entre l'écriture poétique et les moments de la réflexion est ininterrompue et elle se marquera notamment dans les carnets que Jaccottet publiera sous les titres de La Semaison, Gallimard, 1984 (cette édition reprend et développe une première Semaison publiée en 1963 chez Payot) et de La Seconde semaison, Gallimard, 1996. En épigraphe à toutes ces éditions, la définition de la semaison selon Littré : « Dispersion naturelle des graines d'une plante. » Dans le recueil de L'Effraie (Gallimard, 1953), il y avait déjà une partie appelée « La Semaison », présentée avec le sous-titre « Notes pour des poèmes » (recueil cité, pp. 39-44) et, en 1998, sous le titre Observations et autres notes anciennes, Gallimard, Jaccottet publiera des textes de réflexion dont la plupart remontent aux années 1947-1956, « une sorte de prélude aux deux volumes de La Semaison » (note liminaire, p. 9).

[17] Seul, à notre connaissance, ne reparaîtra pas le nom d'A. E. (George William Russell). L'expression de « mes nobles guides déjà » se trouve dans la note liminaire de ces Observations…, ibid. p. 9, pour désigner les inspirateurs des premières années : Dante, Hölderlin, Novalis.

[18] « Je ne pouvais plus détacher mes yeux de cette demeure mouvante, changeante, et je trouvais dans sa considération une joie et une stupeur croissantes ; je puis vraiment parler de splendeur, bien qu'il se soit toujours agi de paysages très simples, dépourvus de pittoresque, de lieux plutôt pauvres et d'espaces mesurés » La Promenade sous les arbres, op. cit., pp. 18-19.

[19] « Pour les nommer décemment [ces lueurs et ces murmures, qui nous apparaissent dans la terre, dans les choses, dans le visible], il faut non seulement une certaine expérience de l'outil verbal, mais aussi, et d'abord, un certain état intérieur. […] La moindre impureté du regard viendrait gêner la vision du monde où ces lueurs sont enfouies ; le moindre souci de réussite en entacherait l'expression » id., pp. 126-127.

[20] « Les enfants en inventent, à un certain âge, tous les jours ; les surréalistes en ont inondé la poésie moderne. Pour peu qu'on cède à cette pente, il se produit un foisonnement de relations plus ou moins baroques entre les choses qui peut, à bon marché, faire croire que l'on a découvert les secrètes structures du monde, alors qu'on a simplement tiré le maximum d'effets de l'imprécision d'une expression » id., p. 114. Sur cette critique des images dans Jaccottet, je me permets de renvoyer à mon livre La Réalité du réel, Presses Universitaires de Rennes, 2003, pp. 81-86 (extrait ici).

[21] Id., pp. 107 et 109-110.

[22] Id., p. 126.

[23] Éléments d'un songe, op. cit., p. 136.

[24] Id., p. 152.

[25] Id., pp. 173-174.

[26] Paysages avec figures absentes, op. cit., pp. 31-32. Le poème évoqué ici , « Arbres II », se trouve dans le recueil Airs (1967), recueil cit., p. 138. Dans le poème publié, ce distique final ne comporte aucune ponctuation. Notons aussi cette affirmation, très tôt dans l'œuvre : « La terre est maintenant notre patrie./ Nous avançons entre l'herbe et les eaux,/ de ce lavoir où nos baisers scintillent/ à cet espace où foudroiera la faux » L'Effraie et autres poésies, Gallimard, coll. Métamorphoses, 1953, p. 13 ou, dans le recueil cité, p. 26.

[27] Ibid., p. 173.

[28] Pensées sous les nuages, op. cit., p. 14.

[29] Voici les paroles prêtées à « un homme que certaines expériences de la beauté, de la plénitude, de la magie de l'existence engagent à ne pas désespérer d'elle, mais qui se trouve néanmoins privé du secours d'une vraie croyance (que celle-ci soit politique, philosophique ou religieuse) » : « Cette fois, c'en est trop vraiment […] ! Un peu de malheur pouvait me désarmer et me vaincre. Trop de malheur, trop d'horreur, trop de néant me redressent. Je défierai, d'une manière ou d'une autre, dans un surprenant combat, ce géant qui titube et couvre de son ombre l'avenir [ …]. Ainsi se peut-il que quelque chose soit sauvé au moment même où tout passait pour perdu » « L'insulte du néant », dans Tout n'est pas dit, op. cit., pp. 119-121.

[30] Philippe Jaccottet, Et, néanmoins. Proses et poésies, Gallimard, 2001.

[31] Éléments d'un songe, op. cit., pp. 134-136.

[32] Id., pp. 138-139.

[33] Airs, op. cit., p. 108.

[34] Dans La Semaison, op. cit., p. 53, Jaccottet cite la formule zen qu'il trouve dans l'un des hai-ku transcrits par Blyth : « Il n'y a pas de lieu où chercher l'esprit:/ il est comme les traces de pas des oiseaux dans le ciel. » R. H. Blyth, Haiku, Tokyo, Hokuseido, 4 volumes, 1949-1952.

[35] L'Entretien des Muses, op. cit., pp. 304-305.

[36] Airs, op. cit., p. 148.

[37] Éléments d'un songe, op. cit., p. 164.

[38] « Peut-il y avoir une parole du Silencieux, un culte du Sans nom, c'est-à-dire un dernier lien, quel qu'il soit, de nous à lui ? », id., p. 166.

[39] « Que la fin nous illumine », dans L'Ignorant, Gallimard, 1957, pp. 50-51 ou, dans le recueil cité, p. 76.

[40] Airs, op. cit., p. 109. Cf. Isaïe, 6, versets 6 et 7 : « Mais un des séraphins vola vers moi, tenant dans sa main un charbon ardent qu'il avait pris avec des pincettes de dessus l'autel ; et il toucha ma bouche, et dit : Ceci a touché tes lèvres ; ton iniquité sera enlevée, et ton péché sera purifié. »

[41] Philippe Jaccottet, À la lumière d'hiver précédé de Leçons et de Chants d'en bas, Gallimard, 1977, p. 33 ou, dans le recueil cité, p. 181.

[42] La Semaison, op. cit., p. 88.

[43] Et, néanmoins, op. cit. : « Violettes », « Daucus, ou carotte sauvage », « Comme le martin-pêcheur prend feu… », « Rouge-gorge », « Couleurs là-bas », « Aux liserons des champs », « Rossignol ».

[44] Chants d'en bas, op. cit., p. 41.

[45] « (Je t'arracherais bien la langue, quelquefois, sentencieux phraseur. Mais regarde-toi donc dans le miroir brandi par les sorcières : bouche d'or, source longtemps si fière de tes sonores prodiges, tu n'es déjà plus qu'égout baveux) » id., p. 53.

[46] À la lumière d'hiver, op. cit., p. 93.

RETOUR : Ressources communes

RETOUR : Études