RETOUR : Études

 

Pierre Campion. Sur le livre de Jean-Loup Trassard : Un jour qui était la nuit.
© : Pierre Campion.

Mis en ligne le 16 août 2021.

Voir par ailleurs, sur ce site, des comptes rendus pour des livres de Jean-Loup Trassard :
pour Dormance, 2000, avec une note sur Archéologie des feux, 1993.
pour La Composition du jardin, 2003.
pour La Déménagerie, 2004.
pour Nuisibles, 2005.
pour Conversation avec le taupier, 2007.
pour Causement, 2012.
pour Neige sur la forge, 2015.
pour Exodiaire, 2015.
pour Verdure, 2019.
pour Manivelles et valets, 2021.

Trassard Jean-Loup Trassard, Un jour qui était la nuit, récits, Gallimard, 2021.


Jean-Loup Trassard
Les plaisirs et la joie d'écrire

C'est le dernier livre de Jean-Loup Trassard, le dernier en date et peut-être le dernier dans son œuvre si nous en croyons ce qu'il écrit à un moment, qu'il risque maintenant de devenir aveugle. Ici, pensant aussi à son âge, il a réuni plusieurs sortes d'écritures et plusieurs de ses vies.

Des plaisirs et des jours

Dans ce livre de récits, il y a de l'autobiographie, ce que Trassard n'avait jamais vraiment fait : sur les années de jeunesse, notamment celles qui avaient suivi la mort de sa mère, sur la vie de son père, sur son goût pour les femmes, tous aspects sur lesquels ses livres précédents n'avaient livré que de rares allusions.

Sur ses études ballotées et peu studieuses, sur ses amitiés et ses amours premières ou tardives, certains des récits jettent une ironie tendrement acide. Par exemple : profitant de ses propres expériences (« La codorniz », dernier texte), l'écrivain fait retraite forcée des amours en conseiller d'un ami, poète russe, dans les épreuves de l'homme qui aime une jeunesse puis s'en va se consoler au Kamtchatka et y mourir obscurément et peut-être bêtement (« En l'absence du Malin ? »). Rien de tragique là-dedans, ou du moins se bien garder du mot comme de la chose.

Il y a aussi des essais de styles — de l'expérimental, comme cette tentative d'histoire par 36 brefs dialogues entre les divers personnages (« Puzzle ») ou l'interrogatoire d'un sacristain qui virerait à du Kafka (« Interrogat ») : s'amuser, voir ce que cela donne ou donnerait ou aurait pu donner, comme si l'écrivain se rappelait ses débuts dans le groupe de jeunes espoirs fondé par Georges Lambrichs à l'enseigne du Chemin, chez Gallimard.

Ne rien s'interdire des plaisirs, ni de ceux de l'existence, ni de ceux du style, et en sauver, sans illusions, ce qui pourrait l'être.

Cependant l'écrivain se méfie de l'anecdote et du drame, des attentes du lecteur, de l'insignifiance et du désintérêt finalement que peut distiller tout cela :

Me voilà fort ennuyé à l'idée que le lecteur terminant ce court récit va se déclarer déçu : puisqu'il n'a vu aucune intrigue se nouer, il constate que l'auteur se retire sans lui avoir offert l'événement qu'il était en droit d'attendre selon la menée ordinaire des récits. J'avoue, de mon côté, que si je me suis engagé dans cette tentation — oui, tentation plus que tentative — d'écrire le château, c'est avec la pensée que peut-être une surprise m'arriverait pendant l'écriture ou par elle. (« Photographie du manoir », vers la fin du livre)

De fait, il ne s'est rien passé ni au château ni dans le récit, que la lente dégradation d'une demeure aristocratique en ferme modernisée. Mais justement cela n'est pas rien, c'est même l'essentiel…

Car, qu'il s'agisse d'un poète mené en bateau par une jolie jeune femme de trente ans sa cadette ou des mésaventures d'un nobliau désœuvré en train de détruire sa famille, l'aventure véritable réside dans l'écriture elle-même, l'aventure qui commence dès les premiers mots du récit :

Si chaque mot prend l'empreinte d'un endroit du château, celui-ci peut se dresser sur ses quatre murs dans et par la langue qui le dit. Et pour finir, aussi brève qu'elle paraisse, c'est l'écriture lentement advenue qui se révèle comme étant elle-même l'aventure que j'espérais.

Des plaisirs à la joie

Retours à la campagne et à ses habitants, à la langue des natifs, à la vraie vie, à « ce qui a toujours été le fond heureux de [ses] récits », au carré de la terre foulée enfant, comme il est dit dans « Encore un peu de vent ? ».

Un jour qui était la nuit, le titre, énigmatique, de ce livre de récits vient de l'un d'entre eux, lequel raconte en effet ce qui est survenu une nuit à un cantonnier.

« Je m'en souviens parce que c'est le jour où le père Houdusse a eu le pied pris entre deux buses. » On ne saura pas l'autre souvenir que le narrateur attache à ce jour-là, on ne saura que l'affaire du père Houdusse pris par le pied au fond d'un trou, cela raconté à un garçon qui a quelques souvenirs du bonhomme mais pas celui de sa mort : car cette nuit-là, personne n'a réveillé cet enfant-là. « Un jour… », disent les contes ; ici tout est enveloppé dans la narration que forme une certaine nuit avec le jour des conteurs : la mort du père Houdusse, l'état des rues, des routes et des maisons, les emmêlements et les rivalités entre les parentés, le peu de ressources et d'équipements dans ces années-là de l'immédiat après-guerre.

Dans le récit « Et maintenant ? », qui fait le point sur une œuvre entière : « L'histoire est un leurre sur quoi le plus souvent les lecteurs se jettent, ne s'apercevant pas, si l'écriture est réussie, qu'ils sont pris dans le filet transparent des mots. » Ruse de chasseur, dévoilée déjà dans Dormance (2000), qui consiste « dans le geste d'écarter des branchages pour voir, c'est en rêverie, en questions, en recherche, en idées ou images qui surgissent, pousser une phrase au milieu des embûches, des ratures, qui se fraye un chemin, tel un chien à la chasse, et révèle par fragments, détail précis ou perspective plus large mais floue, une existence dont la mise au jour, plus exactement les parts tirées de l'ombre, m'apprendront peut-être le lien par lequel j'y suis attaché. »

La phrase de Trassard est un chien courant.

Aussi me suis-je toujours moqué des auteurs qui mettaient en avant la douleur de leur accouchement, pour cette raison suffisante que si l'écriture leur était tellement pénible ils n'avaient qu'à y renoncer ! Je ne prétends point qu'écrire soit facile, mais que cette lutte avec la langue, sur chaque ligne affrontée est justement passionnante ! Le sujet n'est pas ce qui importe le plus quand la littérature, elle, se trouve dans un jeu des mots sur cette ligne qu'est la phrase. (« Et maintenant ? »)

Ce plaisir-là vient de la réalisation d'une passion heureuse et jamais épuisable, c'est une joie.

La joie tient au mouvement que l'écrivain imprime à son style, à travers le déploiement d'une voix imaginée dans un corps imaginaire, selon une langue qui est notre français de l'Ouest. Ce n'est pas la langue de sa famille, c'est celle que ce garçon curieux des fermes et des bourgs a apprise à l'oreille, c'est celle de son pays et, disons le mot, de son vrai lieu.

Ce que l'écrivain en retient, c'est des mots, des tournures, de la syntaxe et surtout le phrasé. C'est cela qui peut rendre la lecture un peu difficile et à tout le moins exigeante : si on ne poursuit pas cette diction dans l'imagination de son propre corps, le livre de ces récits va tomber des mains.

Ce pays-là est en changement, et cela désespère Trassard mais ne saurait lui enlever l'allegro de son mouvement : peut-on dire que l'écriture le sauve de la mélancolie, de la colère et même de la nostalgie, ces passions tristes ? Non seulement l'écrivain sait que l'on ne revient pas en arrière mais la confiance qu'il a dans sa phrase le porte vers les lecteurs de l'avenir. Sa vraie patrie, c'est la littérature. Détournons légèrement une notation de la quatrième de couverture : « À l'évidence, le passé s'augmente d'un avenir ! » Oui, dans le présent de l'écriture.

Deux générations après le jour « qui était la nuit », « La blaude et le bâton » raconte les changements survenus dans cet univers, à travers des inflexions semblables : leur mouvement vient de trop loin pour manquer à la phrase.

La blouse traditionnelle des marchands de vaches et leur bâton n'empêchent pas des révolutions : le commerce a changé, les propriétaires aussi et dans le bon sens : plus de régisseurs vivant aux deux râteliers, ils font eux-mêmes leurs affaires et ils ne se laissent plus complimenter avec le poulet que leur fermière avait préparé. Tout le monde use du portable, y compris pour harceler et surveiller la famille. Comme partout ailleurs, les ménages se séparent et se recomposent, l'argent plus abondant et volatil joue son rôle de diviseur, les disputes virent à la grossièreté, l'écrivain le note mais refuse qu'elles viennent casser sa phrase.

Même si « aujourd'hui, l'monde ne cause plus comme dans le temps… », la phrase, elle, qui ne fut jamais complaisante, tient la distance :

Cédric a toujours la blouse et le bâton, mais il n'est plus que tout seul, il essaye bien de retourner chez ses clients mais le prix qu'il annonce n'est pas aussi avantageux et puis quand il arrête une bête, comme il n'a pas de camion, il doit trouver un gars qui lui transporte ses vaches que ce soit jusqu'à l'abattoir ou chez un fermier s'il a réussi à replacer une jeune bête, il n'a même plus un bout de terrain pour la faire attendre. Bon, ils ont acheté une maison, mais Yvonne a repris sa part, le Cédric, il est toujours pressé, rouge de la goule et le téléphone pendu aux oreilles, mais, pour dire, il n'a plus rien !

Vers le milieu du livre, survient « Encore un peu de vent ! ». Au début de ce récit, l'image puissante des corbeaux au vol imprévisible, « pareils aux mots sur ma première page, posés, enlevés puis revenant » suggère que « peut-être l'endroit, le récit dont les mots viennent un à un ne seront-ils choisis que par opposition au vent qui soulève la plume ». Telle est la dynamique de la phrase dans Trassard, qui va souvent à l'encontre du mouvement attendu, tant par l'écrivain que par le lecteur, selon une volonté hésitante et obscure, au moment où elle affronte l'indéchiffrable.

 

Ce récit est donc celui de la fin dernière. Les phrases, volant les unes et les autres, non pas au hasard mais en compagnie et selon leurs propres lois, évoquent « le voyage qui ne sera pas un voyage dans l'obscurité que je ne verrai pas, le silence que je n'entendrai pas ». « Mais, j'ai beau y penser trop souvent, il n'est pas facile de se préparer à n'être rien. »

Devant l'événement, on peut tenter de contourner le pronom je par le pronominal le plus impersonnel possible, mais il est impossible de l'éluder. Alors il faut essayer de désarmer ce prétendu personnel, ce soi-disant personnel, qui commande tous les autres et notamment le grand « nous » des lyriques. Ce n'est que des expressions, des voix, à mettre entre guillemets :

Le « je » est employé en feignant de croire que dans ce faible tas de cendre — même pas quelques os comme après le repas — une infime part du moi vivant sera encore là.

Une bataille se livre sur la ligne de ces phrases, contre l'inévitable, avec la langue et contre soi-même.

Mais aussi bien dans celles de « La codorniz » (ou comment recevoir avec le sourire l'avertissement sans frais, de n'aimer plus les jeunesses quand on a passé un certain âge) ou bien, dans « En l'absence du Malin ? » : même motif tout autre punition, de finir ses jours dans la terre du Kamtchatka.

Pierre Campion